Le rêve du Celte. L’Histoire n’a pas retenu le nom de Roger Casement car l’homme n’a pas été héroïque jusqu’au bout. Au moment d’embrasser sa cause la plus personnelle, celle de son pays natal, l’Irlande, il a pris le mauvais parti, celui du traître. Oublié son combat pour les peuples martyres du Congo, oublié son labeur pour les Indiens du Pérou qu’il a délivrés du joug de l’esclavage. Si un écrivain ne s’était pas penché sur ce romanesque destin, l’homme aurait été effacé pour toujours de nos mémoires sélectives, validant le choix de ceux à qui il n’a pas plu jusqu’au bout.
Dans Le rêve du Celte, le lecteur découvre Roger Casement à Londres en juillet 1916 alors qu’il attend que sa condamnation à mort soit commuée en prison à vie. Qu’a-t-il fait ? Quelles sont les raisons de son emprisonnement ? Pourquoi le considère-t-on comme un traître ? Cette dernière question se fait de plus en plus prégnante au fur et à mesure que par ailleurs, Vargas Llosa conte la vie de cet émissaire du Foreign Office, consul et ardent défenseur des peuples opprimés. On le suit d’abord au Congo, après vingt ans d’Afrique. Dans sa jeunesse, il a cru aux vertus du colonialisme : christianisme, civilisation, commerce, il croyait que cette trinité améliorerait la situation de peuples aux mœurs parfois barbares. Mais il a compris que dans le Congo du roi des Belges Léopold II (le pays lui appartient personnellement, il l’exploite en tyran) le colonialisme était une vaste entreprise d’exploitation pour laquelle des dizaines de milliers d’êtres humains mouraient pour enrichir quelques autres.
Comment se pouvait-il que la colonisation soit devenue cet horrible pillage, cette inhumanité vertigineuse où des gens qui se disaient chrétiens torturaient, mutilaient, tuaient des êtres sans défenses et les soumettaient à des cruautés aussi atroces, enfants et vieillards compris ? N’étions-nous pas venus ici, nous Européens, mettre un point final à la traite et apporter la religion de justice et de charité ?
Horrifié par les humiliations et les tortures subies par les autochtones, Roger Casement a pris leur parti au point d’être qualifié d’ami des Nègres. Dès lors, cet homme sans pouvoir décisionnaire ou exécutif fera tout ce qu’il pourra pour faire changer cette situation, commençant par écrire lettres et rapports en vue de sensibiliser l’opinion publique. Haï des Belges et autres exploiteurs de tous poils, il sera en 1903, à son retour du Congo, considéré comme un grand défenseur des causes humanitaires et un champion de la justice et de la liberté.
C’est pourquoi le Foreign Office l’envoie peu après au Pérou, dans une région très reculée, le Putumayo, où des exactions ont été signalées par un journaliste : la Peruvian Amazon Company, florissante compagnie britannique dirigée par un Péruvien sans scrupules pratiquerait torture et esclavage sur les Indiens, sans que le gouvernement s’en préoccupe. A l’issue d’un pénible périple, Roger Casement constate que dans cette région éloignée du reste du monde, la compagnie caoutchoutière fait effectivement régner sa loi par des mauvais traitements qui exterminent purement et simplement la population indigène.
Malgré la distance qui les séparait, Roger Casement pensa une fois de plus que le Congo et l’Amazonie étaient unis par un cordon ombilical. Les horreurs se répétaient, avec des variantes, sous l’inspiration du lucre, péché originel qui accompagnait l’être humain depuis sa naissance, inspirateur secret de ses méchancetés infinies.
Roger Casement n’est qu’un diplomate, non un homme de pouvoir. Il constate, exhorte, se ruine la santé en faveur de ces peuples martyrisés mais il a en face de lui des hommes prêts à tout pour continuer à tirer profit des indigènes, des tortionnaires avides, cupides, sadiques. Et des dirigeants qui ne valent pas mieux sans jamais rater une messe. Par le regard de Roger Casement, le lecteur de Le rêve du Celte aperçoit l’infinie perversion de l’être humain.
Quand on a épuisé les explications historiques, sociologiques, psychologiques et culturelles, il reste encore un vaste champ de ténèbres pour arriver à la racine du mal chez les êtres humains.
Par les rapports qu’il écrit et qui contribuent à la chute de la Peruvian Amazon Company, Roger Casement devient un héros en Angleterre et dans le monde. Mais ses combats lui ouvrent aussi les yeux sur la situation de son propre pays, l’Irlande, qui depuis des siècles vit sous l’occupation anglaise. Dès lors, il devient un ardent défenseur de l’indépendance irlandaise et même plus que ça : un extrémiste qui prône la lutte armée plutôt que le Home Rule. Et alors qu’éclate la Première Guerre mondiale, il prend le parti de l’Allemagne contre l’Angleterre et décide de demander au Kaiser des armes pour armer les indépendantistes contre le colonisateur.
De ce magnifique destin on comprend les errements grâce à la plume inspirée de Mario Vargas Llosa qui dans Le rêve du Celte, nous attache aux pas de cet homme hors du commun. On le suit au Congo comme en Amazonie, comme le sien notre cœur se sert au récit des atrocités commises par des hommes sur d’autres hommes, devant toute cette misère et l’inconséquence de la nature humaine. On prend aussi fait et cause pour Roger Casement, pour ses malheurs et douleurs personnels, insignifiants au regard de la souffrance des peuples indigènes, mais jalons significatifs d’une trajectoire tourmentée. Non seulement la santé physique de ce citoyen de Sa Très Gracieuse Majesté fut mise à rude épreuve, mais les tourments moraux furent son lot quotidien. Des penchants homosexuels empoisonnaient sa conscience, au point de se libérer d’expériences plus ou moins fictives dans ses écrits personnels qui se retourneront contre lui au moment de son emprisonnement. Alors qu’en Afrique et en Amazonie, il était certain d’être du bon côté, il ne cessera de d’interroger son ultime engagement. Non pour la cause irlandaise qu’il sait juste, mais auprès des Allemands. Il cherche à enrôler des Irlandais à sa cause, des hommes qui seront dès lors considérés comme des traîtres comme lui : en a-t-il le droit ?
Dans l’épilogue de Le rêve du Celte, Mario Vargas Llosa écrit : « Ses compatriotes se sont lentement résignés à accepter qu’un héros et martyr ne soit pas un prototype abstrait ni un modèle de perfection, mais un être humain, fait de contradictions et de contrastes, de faiblesses et de grandeurs, car un homme, comme l’a écrit José Enrique Rodó, « est beaucoup d’hommes », ce qui veut dire qu’anges et démons se mêlent dans sa personnalité, inextricablement. »
Que faire d’ailleurs d’un personnage qui serait un saint si ce n’est une hagiographie ? Un Roger Casement est à taille humaine même s’il a renversé certaines montagnes. Parce qu’il n’a pas baissé les bras devant l’ampleur de la tâche, parce qu’il ne s’est pas ménagé, Roger Casement a œuvré pour le bien de l’humanité, ce qui vaut au moins aujourd’hui un livre, ce livre. On imagine l’immense travail de recherches qu’il a dû occasionner et on constate la puissance littéraire à l’œuvre pour restituer l’homme. Malgré les dénonciations, rien n’est jamais démonstratif ; malgré les détails, rien n’est superflu. Mario Vargas Llosa a su donner chair, vie et sentiments à ce personnage méconnu et à entretenir un certain suspens narratif pour qui ne cherche pas à savoir avant la fin du roman d’une part si Casement sera exécuté et d’autre part comment ce héros national anobli par la reine fini comme un traître.
De cet humaniste oublié, l’écrivain péruvien fait un héros dense et contrasté, défenseur des droits de l’homme et des peuples, à la mesure de son propre engagement et de ses convictions.
Mario Vargas Llosa sur Tête de lecture
Le rêve du Celte
Mario Vargas Llosa traduit de l’espagnol par Albert Bensousan et Anne-Marie Casès
Gallimard, 2011
ISBN : 978-2-07-013289-8 – 521 pages – 22.90 €
El sueño del Celta, parution au Pérou et en Espagne : 2010
Tu m’as doublée car je veux le lire depuis que Dominique en a parlé, il a fallu du temps pour qu’il soit disponible, maintenant manque de temps pour le lire. Mais je l’aurai. Vargas plus un tel thème, cela promet!
Je l’ai dévoré en un long week-end de mai, sans le lâcher. On suit ce Casement partout et même s’il n’a rien d’un héros, quel homme ! On ne le connait pas mais depuis, j’ai un peu cherché, et trouvé. Notamment du côté du Congo : la Belgique du tyran Léopold s’en souvient très bien.
Ton enthousiasme ne m’étonne pas, c’est une vie tellement passionnante sous la plume de Vargas Llosa !
Tu sais, je crois que s’il me racontait le bottin, il me passionnerait 😉
Cela semble passionnant. Je note…
OK, j’ai compris ce qu’il me reste à faire…
Je n’ai jamais lu cet auteur (je vois que je rate un petit quelque chose).
Je l’avais noté chez Dominique, Kathel en a rajouté et toi maintenant, je le prendrai à la bibliothèque dès que je pourrai.
je trouve ton billet magnifiique et il confirme tout le bien que je pense de ce livre et du personnage pour lequel j’ai un faible car comme tu le dis ce n’est pas un saint c’est ce qui le rend si attachant et si admirable dans son combat, l’art de Vargas Llosa à son somment je trouve
Je crois que Vargas Llosa s’est attaché à rester sobre dans sa description, il aurait pu se montrer encore plus dithyrambique. Depuis ma lecture, je me suis renseignée, j’ai cherché, et en particulier j’ai regardé un documentaire sur Léopold 2 et le Congo qui je crois me marquera longtemps. Quand il est question de Roger Casement, les intervenants sont encore plus élogieux sur son compte que ne l’est Vargas Llosa qui je crois a voulu garder une certaine mesure pour qu’on ne le traite pas d’hagiographe. Mais vraiment ce Casement, quel homme ! Un homme ordinaire qui a force de conviction, et de courage, au mépris de sa sécurité et de sa santé a changé, amélioré le sort de milliers de gens. C’est tout simplement admirable. Et que Vargas Llosa ait choisi un ton finalement modéré pour retracer son destin convient très bien à l’homme discret qu’il a été.
Je me souviens avoir noté ce titre au moment de sa sortie. Et puis, je l’ai complètement oublié. Belle erreur à en juger par ton billet, qui sera j’espère réparée au plus vite. d’autant que j’avais adoré La fête au bouc, du même auteur.
Ben oui, Dominique, Kathel et maintenant toi, que peut-on faire d’autres ? Surtout qu’une partie me permettra d’éclairer ma lanterne en ce qui concerne le passé colonialiste de mon pays.
Dans le documentaire dont je parle dans ces commentaires, il apparait évident que certains Belges aujourd’hui ne sont pas d’accord avec l’image tyrannique de Léopold II. Les documentaristes pointent du doigt les statues du roi, le parc du centenaire financé avec son argent personnel, c’est-à-dire en grande partie grâce à l’argent de l’exploitation brutale et sanguinaire des Congolais puisque le Congo lui appartenait à lui personnellement et qu’il faisait ce qu’il voulait des énormes quantités d’argent qu’il en tirait. Le titre du documentaire est clair : Le génocide de Léopold II, roi des Belges, au Congo. Il peut se voir (découpé en plusieurs parties) sur Dailymotion. La première partie.
Il y a longtemps que je n’ai pas lu de Vargas Llosa, celui-ci me tente beaucoup 😉 !
J’ai enfin changé le lien de ton blog sur mon GR (ben oui, j’avais complètement oublié et c’est en faisant de l’ordre bla bla bla) et je vois que j’ai très très bien fait. Comment résister à un tel billet, je note immédiatement! Heureuse de retrouver ton blog 😉
Sois la bien revenue ici 🙂
je l’ai eu entre les mains, mais je n’ai pas eu le temps de le lire;. Je regrette vraiment, mais ce n’est que partie remise!
Difficile de résister à un tel billet. Du coup, je note, forcément. 😉
Je n’ai jamais lu Vargas Llosa, si ce n’est je crois « qui a tué Palomino je ne sais qui ? » il y a très longtemps, je ne m’en souviens pas du tout. Aussi bien le sujet que l’auteur m’attirent, et tu as le don de donner envie de le lire 🙂
J’aime beaucoup cet auteur, ce roman-ci semble très dense … je le note pour plus tard !
Un auteur que je connais peu. Je note ce titre pour commencer avec lui.
J’ai lu cet auteur il y a longtemps (je vais aller voir sa biblio su Gog, ça me reviendra peut-être). Mais quel billet et quel sujet ! Tu sais qu’en 1972, certains disaient encore « le Congo belge »… Et si le colonialisme est « fini », une forme plus larvée est en train de le remplacer …
Je crois que je vais cogiter encore longtemps à cause de cette lecture. On peut penser aussi que l’Angleterre avait vraiment du culot de s’immiscer dans les affaires coloniales d’autres pays, vu qu’elle était à la tête d’un empire bien plus vaste que celui de la petite Belgique. Mais je crois, j’espère, que les Anglais n’ont jamais commis de telles atrocités, dégradations et tortures de masse, jamais.
En tout cas, je t’engage à lire ou relire Vargas Llosa, un auteur dont je ne saurais me passer.
Quel merveilleux auteur que Vargas Llosa ! Je note ce titre j’espère puvoir le lire bientôt !
Je connaissais Casement à cause des pâques sanglantes, traître en angleterre mais héros en Irlande :-)) mais j’adorerais lire ce roman… hop je note…
Moi aussi je note. Je ne connaît pas du tout Casement mais ton billet est ma foi très alléchant. j’aime les romans qui partent d’un personnage réel .
Je crois bien que plus personne ne connaissait Casement et ce roman a pour qualité entre autres de le refaire connaître.
Votre introduction est un parti pris des plus désagréables : « l’homme n’a pas été héroïque jusqu’au bout. Au moment d’embrasser sa cause la plus personnelle, celle de son pays natal, l’Irlande, il a pris le mauvais parti, celui du traître. » Il était absolument nécessaire de souligner que c’était le point de vue de l’Angleterre pour ne pas trahir votre sentiment personnelle nourri par notre conception de l’histoire de la deuxième guerre. Heureusement, vos commentaires qui suivent celles des Internautes atténuent quelque peu ce parti pris trop flagrant du début.
Mise à part notre divergence sur ce chapitre, je trouve votre billet clair et fort juste. toutefois, je me permets d’ajouter qu’aucune colonisation n’a eu pour objet « la justice et la charité » depuis le début de l’humanité. L’espoir que le personnage a placé en sa première mission n’était qu’une illusion d’individu ou de personnage de roman et non point une vérité universelle. Et si le personnage du livre établit un parallèle entre ce qu’il a vu au Congo et la situation de l’Irlande, c’est pour généraliser l’idée que toute colonisation vit grâce à la violence, à la cupidité et à l’exploitation de l’autre. En d’autres termes, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise colonisation !
En dehors du fait que j’exprime ici mes opinions personnelles puisqu’il s’agit de mon blog, je ne pense pas faire l’apologie de la domination britannique sur l’Irlande, très loin de là. Il se trouve que durant la Première Guerre mondiale, l’ennemi c’était l’Allemagne et que Casement a pris son parti, ce qui fait de lui un traitre. Ceci dit, Vargas Llosa explique suffisamment les circonstances de cet engagement malheureux pour qu’on (pour que je) le comprenne. Casement était un héros, cela ne fait aucun doute à mes yeux, un humaniste, un homme d’engagement, de compassion, de lutte, plus admirable encore du fait qu’il ait dû aller à l’encontre des principes de son époque sur le colonialisme. Bref, un très grand homme.
L’Allemagne était « l’ennemi » selon le point de vue de qui dans le roman ? Pas du point de vue du lecteur que vous êtes, je suppose ! Mais bien du point de vue de l’Angleterre.
Au regard du combat de Casement, il ne peut être un traître pour les Irlandais mais pour les Anglais, et plus tard pour les Français. Et c’est en votre qualité de Français que vous dites que c’est un traître. Disons tout simplement – pour rester neutre en tant que lecteur du livre – que Casement était un traître pour l’Angleterre. Mais retenons que pour le colonisé qu’était Roger Casement, s’allier à l’ennemi de son ennemi n’était nullement un acte de traîtrise. Il ne faut jamais perdre cela de vue !
J’apprécie votre réponse à mon commentaire. Il montre votre juste admiration de Roger Casement. Mais ne reste-t-il pas quelque part dans votre esprit qu’il demeure pour vous un traître ? Huumm !