La mobilisation du 2 août 1914, nous rappelle Raphaël Confiant, fut générale : elle concerna tous les Français y compris ceux des lointaines colonies de la Martinique. C’est ainsi que certains de ces Noirs qui n’étaient pas Africains traversèrent l’océan pour se battre « Là-bas » et défendre la patrie. Ce qui les motivait et comment ils vécurent les combats, c’est ce que Raphaël Confiant nous invite à toucher du doigt.
L’auteur ne choisit pas de retracer chronologiquement les événements mais donne la parole à plusieurs voix qui ensemble disent la guerre, la peur des combats, l’attente du retour et l’injustice.
Raphaël Confiant nous tient au plus près de ceux qui sont restés là-bas, ceux qui attendent des nouvelles de leur fils, leur frère. Plus la guerre dure, plus la rancœur s’installe : les leurs sont partis défendre la France mais qu’est-ce que la France fait pour eux ? Bientôt la pénurie s’installe et le ravitaillement ne vaut que pour les Békés et les riches qui eux, ne sont pas partis se battre. La patrie est bien peu reconnaissante et Man Hortense pleure son fils, attend son corps qui ne revient pas.
Certains sont partis comme les Français de métropole : une histoire de quelques mois, la gloriole et on rentre fier d’avoir fait son devoir. Sauf que… D’autres parce que la France c’est le pays qui a sorti leurs ancêtres de l’esclavage, qui les a fait naître libres : ils se sentent redevables. D’autres encore par devoir, parce qu’il n’est pas question de se défiler. Plus surprenant : partir se battre, c’est échapper à l’autorité du patron blanc qui ne veut pas que ses ouvriers abandonnent les champs de canne à sucre. Partir se battre c’est lui signifier qu’il n’est plus le maître tout-puissant qui décide pour ses esclaves.
Dans la réalité des combats et des tranchées, il n’est plus question d’égalité. Pour tous les Blancs-France, les Nègres sont tous des Africains, certainement pas des Français comme eux. Même si certains, comme Rémilien l’instituteur parlent français beaucoup mieux que certains Normands, Bretons ou Vendéens qui ne causent que leurs patois. Les Antillais n’ont droit à rien de ce qui soutenait le moral des soldats : pas de fraternisation, pas de permission près de la famille, un courrier très rare du fait de la distance. Et le climat n’est pas fait pour eux. Quand ils sont prisonniers, c’est pire encore :
« Quand il venait nous distribuer notre courrier, il regardait attentivement les adresses et quand il s’agissait de quelque ville ou bourg de France, il le tendait à qui de droit après avoir aboyé son nom. Par contre, tout ce qui était marqué Martinique, Guadeloupe, Maroc ou Sénégal était jeté par terre tandis que dans un mauvais français il s’écriait, nous dévisageant à tour de rôle comme des animaux de quelque zoo :
– Toute façon, Nègres pas savoir lire. Maudits Nègres !… Beaucoup trop de Nègres en France ! »
On sait que les Allemands reprocheront à la France d’avoir enrôlé des sauvages dans leurs rangs…
Soulignons que Raphaël Confiant ne peint pas le tableau du soldat antillais idéal, dévoué et martyr. Certaines scènes difficiles nous rappellent que le soldat noir descendant d’esclaves porte en lui une histoire violente :
« La baïonnette qui s’enfonce dans le corps blanc efface d’un trait des siècles d’agenouillement, d’humiliation. Le Teuton, qui vous fait face, à l’instant où vous jaillissez de votre tranchée parce que l’ordre de fondre sur l’ennemi vous a été donné, ce Teuton au visage juvénile, souvent imberbe, aux yeux d’une clarté si bouleversante d’innocence, voire de tendresse – allez savoir ! -, ce Teuton-là devient le Béké, le Blanc créole, devant lequel les vôtres et vous n’ont jamais pu que courber l’échine et balbutier « oui, missié ». Mais l’immense satisfaction qui vous étreint alors ne saurait être partagée, même par ceux qui tout comme vous l’éprouvent et cela au même instant, c’est-à-dire soldats d’Afrique et du Maghreb, car aussitôt la honte vous saisit, le sentiment plus exactement d’être descendu au niveau des bêtes les plus immondes. »
C’est une très belle scène que décrit Raphaël Confiant, qui dit à la fois l’animalité du soldat, de n’importe lequel de ces soldats plongés dans la boucherie qui doit tuer et encore tuer pour vivre, et qui souligne la particularité du soldat antillais héritier d’une histoire qui lui est propre.
Merci donc à Raphaël Confiant de nous donner cet éclairage sur la Grande Guerre et de le faire dans une langue chatoyante, inventive et souvent avec humour malgré le contexte.
Quelques vers d’Apollinaire pour finir qui dans un poème (« Les soupirs du servant de Dakar », Calligrammes) se met dans la peau d’un soldat africain et qui loin des clichés coloniaux lui donne sa parole :
Je ne sais pas mon âge
Mais au recrutement
On m’a donné vingt ans
Je suis soldat français on m’a blanchi du coup
Secteur 59 je ne peux pas dire où
Pourquoi donc être blanc est-ce mieux qu’être noir
Pourquoi ne pas danser et discourir
Manger et puis dormir
Et nous tirons sur les ravitaillements boches
Ou sur les fils de fer devant les bobosses
Sous la tempête métallique…
Thématique Première Guerre mondiale sur Tête de lecture
Le bataillon créole
Raphaël Confiant
Le Mercure de France, 2013
ISBN : 978-2-7152-3387-4 – 299 pages – 19.80 €
Pas tentée par cette période de l’histoire pour le moment. Même si le point de vue est intéressant.
La Grande Guerre est mon principal sujet de lecture du moment.
je mets ce livre sur ma liste pour parfaire ma mémoire sur la guerre 14 18
Luocine
C’est de plus un point de vue tout à fait original.
pourquoi pas! Les relations Antillais/Métropolitains m’intéressent de plus en plus…
J’ai beaucoup appris en lisant ce livre.
Ce livre me semble très intéressant: on découvre toujours davantage d’ aspects de cette guerre, presque un siècle après!
Ces célébrations ont du bon…
J’aime beaucoup le style de Raphaël Confiant. J’ai raté ce livre quand j’étais en France. Dommage !
Je le découvre avec ce roman et j’apprécie cette langue française chatoyante.
J’adore cet auteur que je n’ai pas fréquenté depuis bien trop longtemps. Tu me mets l’eau à la bouche 😉
Je ne le connaissais pas, me voilà conquise.
Un auteur dont j’avais aussi beaucoup aimé la langue « chatoyante » comme tu le dis, dans ces premiers titres et que j’avais un peu oublié, ma foi. Je sens que je vais le retrouver volontiers avec ce titre. L’histoire vue par les dessous et les à côtés pas officiels, c’est souvent passionnant. Je suis plongée ( sur ton conseil, d’ailleurs …) dans « Fin de mi- temps pour le soldat Billy Lynn », c’est un peu la même problématique, non ?
Ah, ce Billy Lynn je le relirai : j’y pense encore à ce livre, comme aux autres lus sur la guerre d’Irak. J’espère bien qu’on va avoir d’autres traductions. Ce qui compte chez Fountain, je crois, c’est la médiatisation de la guerre et le désemparement de ces jeunes gens manipulés. Je crois que l’après pour ces jeunes vétérans, est fondamental, d’une certaine façon encore plus difficile à affronter car il n’a pas de fin programmée, si ce n’est celle que ces jeunes gens finissent par se donner eux-mêmes parce qu’ils ne peuvent plus vivre avec cette expérience…
J’ai très envie de le lire. Tout ce qui touche à la Première guerre mondiale m’intéresse.
Alors tu devrais trouver des tentations sur ce blog…
Ils vont être contents, les Bretons, en apprenant qu’ils parlent un « patois »…
En 1914, les Bretons parlaient leur patois, les Normands le leur, etc…
Le breton est une langue à part entière, pas un patois ou un dialecte.