Invasion de Fernando Marías

Fernando MaríasDepuis quelques temps, on commence à lire des fictions ou des témoignages de vétérans de la guerre d’Irak. L’importance de l’engagement américain pourrait faire oublier que l’Espagne de José María Aznar était aussi de la partie dès 2003. Cette guerre lointaine, « illégitime et immorale » va devenir celle de Pablo, narrateur d’Invasion de Fernando Marías et médecin militaire, envoyé en « mission officiellement humanitaire ».

Pablo raconte d’emblée ce qui le taraude, les quelques minutes qui ont fait basculer sa vie dans le cauchemar. Une route au milieu de nulle part, deux voitures qui roulent, la première qui explose suite à une embuscade. Pablo et son ami Paco, infirmier, sont dans la seconde. Ils se cachent, parviennent à se trainer jusqu’à une maison isolée et apparemment vide. Complètement choqués, Pablo y entre pour chercher de l’eau. Quelqu’un, un couteau en main, lutte, blessures, coups de feu, un autre homme qui surgit. Tout va très vite, Pablo et Paco parviennent à fuir laissant derrière eux trois cadavres, des civils, dont un enfant d’une douzaine d’années. Ils sont aussitôt rapatriés.

Pablo va désormais vivre avec en tête ces deux victimes, ces innocents morts par sa faute. Il va les voir et les entendre car ils lui tiennent lieu de fantômes. Pire encore, Pablo se sent habité par le plus vieux des deux, celui qui lui criait « Qitalet Ibni », le prénom du plus jeune, suppose-t-il. Il crie désormais vengeance, s’empare de ses pensées et de son corps. La culpabilité de Pablo a une voix et un visage qui le hantent jour et nuit et le poussent à des actes violents à l’encontre de sa femme et de sa fille.

Invasion est un roman fort sur la culpabilité. Fernando Marías introduit une touche de fantastique à travers les fantômes des morts qui incarnent le remords et la conscience coupable. Ils sont aussi son obsession, la forme que prend l’impossible réparation. Toute sa vie se fera désormais avec eux, ses morts. Bientôt, Pablo est psychologiquement et physiquement envahi par l’adulte qu’il a tué.

Fernando Marías souligne le cynisme des autorités qui cherchent à donner de l’argent à Pablo pour qu’il garde le silence sur ce qui s’est passé. La population doit penser qu’il s’agit d’une guerre du Bien contre le Mal, il est hors de question qu’elle sache que les troupes tuent des civils. Pour s’innocenter, Pablo lui-même aimerait que ses victimes soient de dangereux terroristes, trafiquants d’armes ou fabricants de bombes artisanales dans leur cave. Tout pour ne pas porter le poids du meurtre.

Par sa prose dense et efficace, obsédante, Fernando Marías plonge le lecteur dans l’esprit malade de son narrateur. Pas à pas on suit son chemin de peur, de violence, de terreur intime et de dégout de soi. On plonge au cœur du traumatisme, on sonde le mal à la racine, mesurant ainsi l’impossible guérison d’un psychisme détruit. Comme d’autres textes sur des vétérans, Invasion interroge sur le prix à payer pour les fautes commises en temps de guerre. Certains ne reviendront jamais vraiment, prisonniers à jamais de leurs cauchemars et de leur culpabilité. On sait qu’aujourd’hui plus de soldats américains envoyés en Irak sont morts suicidés depuis leur retour que sur le terrain des opérations. La guerre n’aura pour eux jamais de fin, cette guerre injuste, inutile et mensongère. Pour Pablo, l’unique apaisement possible se trouve dans l’amour de sa femme et de sa fille.

Fernando Marías sur Tête de lecture

 

Invasion

Fernando Marías traduit de l’espagnol par Raoul Gomez
Cénomane, 2013
ISBN : 978-2-916329-46-8 – 204 pages – 20 €

Invasor, parution en Espagne : 2004

25 commentaires sur “Invasion de Fernando Marías

    1. Ni l’un ni l’autre ne sont nouveaux en fait : la maison d’édition à 10 ans… en plus localisée pas très loin, au Mans. Mais bon, le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle est discrète : pas de site ni de visibilité sur les réseaux sociaux, pas facile du tout à repérer.
      Et non, pas complexe à lire du tout (ni postmoderne ni rien 🙂 )

    1. Les témoignages sur la guerre d’Irak sont vraiment durs, les gens sont encore dedans pour ceux qui y sont allés et les autres ont encore toute leur hargne pour dénoncer cette absurdité, les mensonges.

  1. Super ! Tu as aimé … je suis contente pas seulement parce que je compte le lire très bientôt (il est sur mon étagère des bientôt … dédicacé par le traducteur … qui se trouve être un de mes collégues) et c’est grâce à lui que je lis tous les romans de cet auteur depuis le premier  » je vais mourir ce soir », qui pour moi est juste un petit bijou … « L’enfant des colonels » est un pavé qui mérite sa lectrice et « la lumière prodigieuse » fait juste revivre Garcia Lorca, mais aussi parce que c’est un auteur et une maison d’édition qui mérite d’être beaucoup plus largement visible. A bientôt !

    1. Je vais mourir ce soir est aussi dans ma LAL par bonheur, et j’ai vu que L’enfant des colonels venait de sortir en poche chez Babel, ce qui fera peut-être découvrir l’auteur. Pour ma part, ce fut par hasard, je ne le connaissais vraiment pas du tout et depuis j’ai cherché et trouvé des choses mais surtout sur des sites espagnols. Cénomane fait partie de ces maisons qui n’ont aucune visibilité sur le net, et ça n’aide vraiment pas de nos jours…

  2. Je découvre avec plaisir votre blog grâce à Raoul Gomez, le traducteur de Fernando Marías. Éditeur du livre, je suis évidemment très heureux d’y découvrir des lecteurs enthousiastes.
    Ce petit mot pour vous donner quelques précisions : Les Éditions Cénomane existent depuis 1986, soit… bientôt 28 ans ! Elles ont un site : http://www.editions-cenomane.fr. Comme je vois, à la lecture de votre blog, que vous parcourez le monde entier à travers la littérature, vous y découvrirez, j’espère, nos auteurs : argentin (Juan Martini), salvadorien (Rafael Menjívar Ochoa), suédois (Carl-Henning Wijkmark, Reidar Ekner, Harry Martinson), finlandais (Märta Tikkanen), sames (Nils-Aslak Valkeapää, Jovnna-Ánde Vest) catalan (Jordi Pere Cerdà) et français (Jean-Pierre H. Tétart, Jean-Claude Leroy, Huguette Hérin…) et bien d’autres encore.
    Une précision : le livre de Fernando Marías que vous citez est : Je vais mourir cette nuit (et non «ce soir» : cela nous laisse un peu de temps… pour lire encore).
    Une dernière chose : nous aurons bientôt une page Facebook pro… Tout arrive !

    Bravo pour votre travail et bien cordialement.

    1. Merci pour ces indispensables rectifications et précisions. La richesses de votre catalogue me laisse penser que je ne tarderai pas à mieux découvrir votre discrète maison, que j’espère mon modeste billet contribuera à faire mieux connaître.

    2. Oups, désolée pour cette erreur, pas terrible pour une lectrice qui se dit admiratrice du livre et de l’oeuvre de l’auteur en général … ! Et j’espère aussi que ce billet sur le blog de Sandrine va contribuer à le faire connaître !

  3. Heureusement que t’es venue râler par chez moi sinon je serais passé à coté de ton billet^^ Je te rejoins complètement, c’est un texte très fort, même si la dernière scène m’a dérangé.

  4. Après la lecture du livre et relecture attentive de ton billet ( que j’avais survolé, comme je savais que j’allais lire le bouquin qui attendait sur mes étagères, je ne voulais pas en savoir trop), je savoure la justesse de tes propos. Ce livre a failli me laisser sans voix. Le crescendo de la spirale de la folie qui entraîne le personnage est à la fois implacable, et, j’ai trouvé, malgré l’aspect fantastique, crédible dans son horreur même. Un livre qui fait toucher ce pourquoi les survivants peuvent vouloir à leur tour disparaître, comme tu le soulignes à la fin de ton article. Des survivants et non des vainqueurs, quoiqu’en disent les médias. A bientôt.

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