« Il n’y a plus personne dans la forêt », voilà comment l’homme qui savait la langue des serpents commence le récit de sa vie. Tout le monde est parti, il est le dernier, comme il l’a toujours été. Le dernier aussi à parler la langue des serpents. C’est donc d’un autre temps et d’autres mœurs que Leemet va nous parler, un temps où les femmes s’accouplaient aux ours, où les humains hivernaient avec les serpents.
Leemet est né au village car son père croyait au progrès. Mais il est mort décapité par un ours et sa femme a décidé de retourner dans la forêt de ses ancêtres avec Salme, sa fille et son fils Leemet. Cette naissance villageoise vaudrait au garçon le mépris des derniers habitants de la forêt, guère nombreux. Car ils partent tous s’installer au village, pour manger du pain, utiliser la faucille et prier Jésus. C’est que les nouveaux villageois sont toqués de ce Jésus qui peut tout car il est bien plus puissant que les génies des bois, ce sont les chevaliers et les moines qui l’ont dit. La mode est donc au baptême, aux chorals et à la messe. Les plus fanatiques d’entre les moines se font castrats tandis que les villageoises se font engrosser pour avoir l’honneur de porter l’enfant d’un chevalier.
Depuis sa forêt Leemet regarde ce nouveau monde ridicule, ces gens qui aliènent leur liberté pour quelques colifichets ou de belles promesses, qui perdent la capacité de parler la langue des serpents à laquelle les animaux obéissent. Ainsi élans et chevreuils se font pacifiquement égorger alors que les villageois en sont réduits à poser des pièges inefficaces ou à manger du pain.
Ce qui est particulièrement réussi dans L’homme qui savait la langue des serpents, c’est qu’Andrus Kivirähk ne fait pas l’apologie d’un monde ancien. Le monde de la forêt n’est pas idéalisé du tout, il compte lui aussi son lot de fanatiques et ses ridicules (notamment deux anthropopithèques qui vivent encore dans une caverne mais n’ont de cesse de toujours régresser jusqu’à retrouver le mode de vie de leurs plus lointains ancêtres). La vie en forêt est indéniablement plus simple car uniquement liée à la satisfaction de besoins primaires que l’harmonie primitive comble naturellement. C’est cette harmonie qui permettait à l’homme de parler la langue des serpents et donc de ne jamais avoir faim. Mais pour quelques mirages, l’homme y a renoncé.
Et ces mirages s’incarnent ici sous la forme d’hommes de fer (les chevaliers) et de moines, venus conquérir et évangéliser l’Estonie. Et ce qui vient d’ailleurs est forcément meilleur, pense l’Estonien. Car l’Estonien est crédule, si ce n’est complètement idiot quand il s’agit de progrès et d’idées nouvelles : l’Estonien gobe tout ce qui passe pour être dans le coup. (S’il n’y avait que les Estoniens…)
Je n’ai guère lu d’auteurs estoniens, et je découvre avec grand plaisir l’humour d’Andrus Kivirähk. Bien que la vie de Leemet soit semée de malheurs, bien des épisodes relèvent d’un grand comique. L’humour est d’ailleurs la tonalité dominante de L’homme qui savait la langue des serpents, qui permet une évidente distance critique. Le retour aux traditions ancestrales, voire même une certaine idéologie écologique ne sont nullement un credo ou une assurance bien-être pour Andrus Kivirähk qui fait joyeusement basculer cul par-dessus tête toute forme de dogmatisme au profit du simple bon sens.
L’homme qui savait la langue des serpents touche à la fable, voire même au fabliau ou à la farce par son contexte médiéval et ses accents burlesques (la palme au grand-père ailé en ange de l’Apocalypse). C’est aussi une satire des plus modernes car on transpose sans effort les comportements décrits à ceux de nos contemporains. On n’en oublie pas pour autant la couleur essentiellement crépusculaire du roman qui dit la fin d’un homme, d’un monde. Bref une lecture aussi enrichissante que réjouissante.
Une remarque cependant, à l’adresse du traducteur ou correcteur qui méconnaît tout au long du livre l’emploi de l’adverbe tout devant un adjectif féminin commençant par une consonne. Ainsi écrit-il : « Elle se hissa à bord et s’assit, tout nue et tout ruisselante ». Sachant que l’adverbe tout est invariable, sauf devant un adjectif féminin commençant par une consonne, l’erreur récurrente est terriblement dissonante, surtout ajoutée à quelques coquilles ou erreurs (« quatre-vingt ans » ou « les plantigrades auraient mis tout le château sans-dessus-dessous » par exemple).
Ce roman a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire 2014 catégorie « Roman étranger »
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Un article dans Le Monde des Livres
L’homme qui savait la langue des serpents (Mees, kes teadis ussisõnu , 2007), Andrus Kivirähk traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier, Attila, février 2013, 421 pages, 23€