La nuit recommencée de Leopoldo Brizuela

La nuit recommencéeLe retour à la démocratie ne signe pas la fin de la dictature. Ou alors partiellement. Car les gens sont toujours là. Non pas les dirigeants, enfuis ou condamnés, mais les parents, les amis, les voisins. Le brave petit vieux qui sort son chien, qui était-il il y a trente ans ? Et son propre père, qui était-il ? Dans La nuit recommencée, Leopoldo Brizuela dessine les persistances, scrute dans les miroirs certains reflets troublants. Et part à la recherche du passé pour essayer de comprendre ce que le narrateur écrivain a vécu enfant, en témoin innocent.

Deux périodes se répondent : 2010 et 1976. En 2010 Leo Bazán assiste au braquage de la maison de ses riches voisins, les Chagas : un groupe armé entre dans leur maison pourtant surveillée, menace, se sert et s’en va. Cette scène en rappelle une autre à Leo : en 1976, un groupe d’hommes armés a frappé chez lui, cherchant des renseignements sur les voisins juifs, les Kuperman. Ce dont Leo se souvient au début du roman, c’est de sa mère contrainte de discuter sur le trottoir avec un des hommes armés, de lui jouant du piano et de son père disparaissant dans le jardin. L’écriture va lui permettre de creuser sa mémoire, de reconstruire progressivement ses souvenirs pour retrouver la vérité d’une scène emblématique d’un pays apeuré et pour lui fondatrice.

Je comprends qu’écrire est un moyen sans pareil d’éclairer le lien entre le passé et le présent.

Au-delà du lien qui au départ lui donne l’impulsion dont l’acte d’écrire a besoin, le narrateur se dévoile :

On se met à écrire en songeant à un mystère, puis un autre mystère surgit, puis un autre encore, et ainsi de suite, jusqu’à aboutir à celui qui semble pouvoir nous révéler tout entier.

La nuit recommencée est un roman sur le processus créatif, sur ce que c’est que d’écrire, ce que ça implique pour l’écrivain. Mais au-delà du parcours personnel de Leo Bazán, Leopoldo Brizuela traite des traces de la dictature dans l’Argentine actuelle. La dictature n’est décidément pas de l’histoire ancienne (par exemple, les « vols de la mort » n’ont commencé à être jugés qu’en 2012). Elle est toujours présente non seulement parce que les protagonistes sont toujours vivants, mais aussi parce que les lieux en sont imprégnés.

Le père de Leo a été élève de l’école de marine dans les années 30, c’est grâce à elle qu’il n’a pas vécu la vie de miséreux promise par sa condition sociale, grâce à elle qu’il est devenu quelqu’un. Mais qui ? Car l’école elle, l’ESMA, est devenue le plus tristement célèbre centre de torture de la dictature militaire. Quel genre de fidélité l’officier subalterne garde-t-il envers ceux qui lui tinrent lieu de tout ? Jusqu’où peuvent-ils compter sur lui alors qu’il est devenu un vieil antisémite souvent violent envers sa femme ?

Un livre intéressant à bien des égards, construit comme un puzzle qui se met en place petit à petit à la faveur d’un récit fait de souvenirs. J’y ai trouvé de nombreuses similitudes avec W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, roman qui lie intimement écriture et souvenir et qui porte en exergue cette phrase de Queneau qui s’appliquerait à merveille à La nuit recommencée :

Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ?

La nuit recommencée 

Leopoldo Brizuela traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Seuil, 2014
ISBN : 978-2-02-109667-5 – 283 pages – 21 €

Una misma noche, parution en Argentine : 2012

14 commentaires sur “La nuit recommencée de Leopoldo Brizuela

    1. Énorme lecture, n’est-ce pas. J’ai eu la chance de découvrir ce livre avec Philippe Lejeune lui-même, le pape de l’autobiographie. J’étais jeune étudiante, déjà dévoreuse de livres, de littérature plutôt classique. Il y avait aussi au programme Sartre, Rousseau et Annie Ernaux (seule cette dernière n’a suscité en moi aucun intérêt) : une UV libre qui m’a marquée bien plus durablement que bien des cours. Ceci me rappelle que ça fait 25 ans que j’ai lu W ou le souvenir d’enfance… je sais que je le relirai.

  1. Mais c’est l’auteur de l’inoubliable Plaisir de la captive! Tu te souviens, la chaine, ah ce roman était plutôt mal passé.
    J’ai remarqué que Brizuela est invité au salon de paris!

    1. Oui bien sûr, je me souviens. Mais il n’était pas arrivé jusqu’à moi, en deux ans, et je n’avais encore eu l’occasion de découvrir cet auteur, que j’apprécie ici.

      1. C’est super comme projet ! En tout cas je pioche dans ta liste classée par pays, c’est vachement pratique ! Et j’en ai déjà trouvé et réservé à la bibliothèque, le tout est de les lire avant le 20 mars, hein^^

      2. Me voilà ravie de découvrir que ce classement par pays est parfois utile ! Bon, il n’y a pas beaucoup d’Argentins, à ma connaissance, qui ont écrit sur cette Première Guerre mondiale qui prend tout mon temps en ce moment, mais j’espère être au rendez-vous du Salon du livre quand même, d’autant plus si tu en es aussi.

      3. Obsession de la Première Guerre mondiale, et la deuxième ? Oui j’en suis chaque année, je ne rate jamais ce rendez-vous, avec ses joies et ses défauts 🙂

      4. Je prépare une formation sur la Première Guerre mondiale, j’ai opportunément profité de cette année de centenaire pour la proposer aux bibliothèques… donc la première oui, mais la Seconde m’intéresse aussi, de même que la guerre du Vietnam et surtout la guerre d’Irak avec les témoignages des (jeunes) vétérans.

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