L’Ancêtre de Juan José Saer est le récit d’une rencontre : l’Européen et l’Indien. L’un et l’Autre. Autant dire le reflet impensable de l’humanité. Au début du XVIe siècle, on n’avait pas encore inventé l’extraterrestre aussi l’Indien arrivait à point pour asseoir le vieux catholique européen dans sa légitimité bornée. L’Amérique tout entière serait son terrain d’expérimentation. La réflexion viendrait ensuite, déjà trop tard pour les Indiens même si la controverse de Valladolid date de 1550.
Le narrateur, orphelin de quinze ans, s’engage comme mousse et traverse l’océan. A peine l’équipage pose-t-il les pieds en terre d’Amérique qu’il est décimé par les habitants qui, inexplicablement laissent la vie sauve au jeune homme. L’Ancêtre est le récit de sa vie parmi ces hommes et des réflexions qui ne cessèrent dès lors de le poursuivre.
C’est que cette première nuit passée parmi ces Indiens tient du mémorable, voire de l’acte fondateur. Les habitants s’appliquèrent à découper en morceaux leurs victimes, à les faire cuire méticuleusement puis à les manger jusqu’à indigestion. S’ensuivit une orgie inoubliable conjuguant inceste, pédophilie, homosexualité, masochisme et toute autre forme possible de relation sexuelle tant les convives mettent d’ardeur à varier les plaisirs. Ladite orgie racontée avec une prolifération de détails qui touche à la minutie. Par la suite, le narrateur découvrira que ces orgies sont très occasionnelles, que ses hôtes sont à la fois pudiques, polis, solidaires et discrets.
Dès lors, le narrateur n’aura de cesse de s’interroger sur ces hommes, sur le sens de cette nuit-là, sur sa survie alors que les autres sont morts, sur le fait que dix ans plus tard, ils l’ont relâché. Il s’interroge et peut-être comprend. De fait, il nous interroge sur notre rapport à l’Autre. Alors que déjà son monde célèbre l’individu, que le nôtre exalte, il comprend que ces Indiens sont les parties d’un tout, d’un corps qui est tribu.
La tribu entière ressemblait à un malade qui se fût peu à peu remis de sa maladie. Ceux qui mouraient, ceux qui tardaient à guérir, étaient comme les organes irrécupérables ou fort mal en point d’un être dans son entier. Les corps étaient comme les signes visibles d’un mal invisible. Plaies, faiblesses, pâleur, sang ou pus, brûlures n’étaient que les signaux qu’une chose dépêchait, sans cause, à partir du fond noir, une chose présente en tous, répartie entre tous, mais qui était comme une substance unique face à laquelle chaque Indien, pris séparément, semblait fragile et contingent.
Et cette tribu forme une civilisation, aussi rudimentaire soit-elle, avec les codes et les rites qui la structurent. Cependant, l’instinct et le désir charnel dominent. Comme l’homme cède à la tentation, ils cèdent à la chair, à la chair d’autrui car au moins ils ont parvenus à ne plus se dévorer entre eux, assurant ainsi la pérennité de l’espèce. Jusqu’à l’arrivée de l’Européen qui ne renouvellera pas assez vite leur garde-manger compte tenu de leur rapidité à assouvir leur soif de sang.
L’Ancêtre tient pourtant peu du roman historique. D’abord parce que Juan José Saer use à sa guise de la chronologie : le récit de la première journée et de la première nuit sur terre, et donc du repas anthropophage suivie de l’orgie tient sur cinquante page, soit plus d’un quart du roman. C’est que le narrateur ne raconte pas sa vie, ni même tout son séjour chez les Indiens, mais bien un épisode fondateur que alimentera toute sa vie. Comment décrire une culture si différente ? Les mots d’une langue sont-ils adéquats pour traduire des concepts qui n’existent pas ?
Le narrateur adopte un ton pacifié que seules soixante années de réflexion ont permis. L’horreur qu’a dû ressentir le jeune mousse de quinze ans n’affleure jamais : c’est l’ancêtre qui parle. C’est aussi celui qui, relâché, a accompli sa mission : il a parlé, témoigné et essayé de comprendre les Indiens.
Lire L’Ancêtre, c’est aussi s’immerger dans une langue dense, dans un récit sans escale ni chapitre. L’intensité de chaque instant se lit dans la poésie des mots, le choix d’un vocabulaire simple magnifié par une syntaxe ample, ondulante, qui ne perd jamais le lecteur. Chaque mot nécessaire et juste jaillit de la plume du rescapé devenu philosophe et invite à déchiffrer autrui.
Nos vies s’accomplissent en un lieu terrible et neutre qui ne reconnait ni la vertu ni le crime et qui, sans nous dispenser ni le bien ni le mal, nous anéantit, indifférent.
L’Ancêtre
Juan José Saer traduit de l’espagnol par Laure Bataillon
Le Tripode, 2014
ISBN : 978-2-370550101 – 185 pages – 17 €
El Entenado, parution originale : 1982
Voilà qui me séduit fortement, ce que tu dis du thème mais aussi de l’écriture, les quelques citations qui parsèment ta note sont alléchantes. Pourtant, pas de « Absolument » ? (je note quand même)
Je crois que c’est un texte qu’il faut laisser mûrir…
Comme toujours de très bons conseils de lecture par ici! 🙂 Ce livre est rajouté à ma liste de livres à découvrir (la période de la « découverte » de l’Amérique est fascinante et il y a beaucoup de matière sur la rencontre avec l’autre… Dans un genre non-fictionnel mais sur le même thème, il y a La conquête de l’Amérique de Todorov qui est un excellent ouvrage à lire)
Merci pour l’article!
et merci pour ce conseil de lecture. Oui, avec le recul, les ouvrages sur la conquête de l’Amérique ouvrent de vestes réflexions, y compris sur la façon dont les auteurs l’abordent. Le point de vue de Saer est original, à découvrir en tout cas.