Francis Bacon, vingt-six ans, arrive à Nuremberg en 1946. Officiellement, il travaille à l’écriture d’un mémoire sur l’attitude des scientifiques allemands depuis deux décennies, c’est-à-dire sous le nazisme. Il est en fait à la recherche de Klingsor, le mystérieux conseiller scientifique du Führer.
Francis Bacon aurait dû rester à Princeton, étudier et étudier encore la physique et chercher à attirer l’attention d’Einstein qu’il admire, forcément. Mais voilà, si Bacon a bien une belle et riche fiancée, comme il se doit, il a depuis encore plus longtemps une maîtresse. Ce qui ne serait pas répréhensible en soit, les épouses s’en accommodent, mais celle-ci est Noire. Quand la suspicieuse fiancée découvre le pot aux roses, la carrière du brillant physicien à Princeton est ruinée. Heureusement, l’armée est moins scrupuleuse et en ces temps de guerre froide, elle a besoin de cerveaux
Sur place, Bacon trouve le soutien de Gustav Links, narrateur de ce roman. Mathématicien, il est de ceux qui ont conspiré contre Hitler et fomenté l’attentat du 20 juillet 1944. Les officiers responsables ont été exécutés très rapidement, mais Links, emprisonné, a été ballotté d’une prison à l’autre jusqu’à la libération. Il connait donc très bien le milieu scientifique allemand et ouvre de nombreuses portes à Bacon qui va bientôt rencontrer les plus grands : Heisenberg (prix Nobel 1932), Plank (prix Nobel 1918), Schrödinger (prix Nobel 1933)… Qu’ont-ils fait de leur savoir ? Pendant la guerre, ils luttaient au coude à coude avec les physiciens américains pour la fabrication de la bombe atomique. C’est-à-dire avec leur compatriote juif Albert Einstein (prix Nobel en 1921).
Les physiciens menaient leur petite guerre, loin des armées. Chacun voulait être le premier à produire la bombe atomique : réussir, c’était mettre aussitôt les autres chercheurs en échec. Les conséquences de l’explosion leur importaient peu : ce qui comptait, c’était de tourner les autres en ridicule. Et c’est bien ce qui s’est passé.
Pendant la guerre, Heisenberg dirigea le programme allemand d’armement nucléaire. Il eut à s’expliquer, ce qu’il fit en ces termes : il a tenu à diriger le projet atomique du Reich pour que les recherches n’aboutissent pas ; il savait depuis 1941 qu’une bombe était possible mais convaincu des dégâts qu’elle entrainerait, il a décidé d’en diriger les recherches afin de les entraver. Les Américains eux, n’ont pas eu de telles prévenances. Ils ont sciemment tué des milliers d’hommes et de femmes innocents. Ils sont pires que les nazis…
Voilà un roman historique, à la fois thriller et espionnage, de grande envergure. La documentation est vaste, elle plonge le lecteur dans l’attentat contre Hitler, dans la nauséabonde soupe des chercheurs qu’ils soient nazis ou pas : ils n’ont pas de patrie tant que la gloire frappe à leur porte. Pour qui ne connait rien au formalisme matriciel de Heisenberg ou à la mécanique ondulatoire de Schrödinger, certains passages sont ardus. Mais d’autres, carrément drôles :
Qu’est-ce que l’électron ? Les physiciens le considèrent avant tout comme un criminel, un individu pervers et astucieux qui, après avoir commis d’innombrables et épouvantables délits, se volatilise. C’est sans doute un malin, car tous les efforts déployés pour le localiser sont mis en échec par ses stratégies de fuite : avec une maîtrise de trapéziste, il est capable de sauter d’un endroit à un autre sans que l’on puisse s’en rendre compte ; il tire impunément sur ses ennemis quand ils tentent de l’approcher ; il a toujours des alibis à opposer aux enquêteurs, on en est même venu à supposer qu’il n’opère pas seul mais avec une importante bande d’agresseurs semblables à lui…
Erudit donc, sans être ennuyeux, même sur un sujet aussi pointu. Il faut dire que Jorge Volpi est au moins aussi astucieux qu’un électron : il promène son lecteur avec talent, le laisse aux mains d’un narrateur qui ne se dévoile que peu à peu tout en lui proposant de réfléchir sur les enjeux de la science.
Jorge Volpi sur Tête de lecture
A la recherche de Klingsor
Jorge Volpi traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Seuil, (Points Thriller, P2020), 2008
ISBN : 978-2-7578-1115-3 – 606 pages – 8.10 €
En busca de Klingsor, parution originale : 1999
Brillant mais exigeant non ? Ca m’intéresse en tous cas…!
Certains passages vraiment scientifiques sont ardus… mais il n’est pas nécessaire de les comprendre parfaitement pour apprécier le roman, heureusement…
Lu à l’époque, j’avoue n’avoir en souvenir qu’une intrigue bien menée dans la grande tradition des leurres de l’espionnage. Est ce que je me trompe ?
Pour l’intrigue oui, c’est bien ça. Mais pour ma part, j’ai aussi beaucoup appris sur l’attitude des scientifiques pendant et juste après la guerre, sur cette course à la bombe qui n’avait pour but que le prestige des chercheurs sans jamais se soucier des conséquences. Ça fait peur…
Intéressant, mais le nombre de pages me freine…
Ah zut, je l’avais pourtant écrit tout en bas…
Réfléchir sur les enjeux de la science ? Tout un programme….
Oui en effet, c’est très riche et je trouve que le roman est un moyen beaucoup plus simple de commencer à comprendre les perspectives d’un tel débat;
Pour ma part, c’est le côté « implication de la science » qui m’intéresse. Des fois, la limite est tellement, tellement mince…
Là, c’est surtout la conscience qu’on cherche…
Encore aujourd’hui, malheureusement, la course effrénée à la technologie et à l’économie ne se soucie pas du reste. A ce titre, ce roman m’intéresse. Mais les aspects trop scientifiques m’effraient !
Certaines pages peuvent se tourner sans qu’on les lise…
Le sujet m’intéresse aussi, mais tout comme Manu, le côté « Sciences » me tente beaucoup moins. Je vais cependant l’ajouter à ma wish-list.
Je ne suis pas une scientifique non plus, mais traité de cette façon-là, le thème devient tout à fait romanesque.