Les sombres feux du passé de Chang-rae Lee

Les sombres feux du passéIl s’appelle désormais Franklin Hata, mais tout le monde l’appelle « docteur Hata » parce qu’il a tenu un magasin de fournitures médicales. Septuagénaire, ce vieux Japonais est un modèle d’intégration : on le salue avec courtoisie, on l’apprécie et tout le monde le connait à Bedley Run, bourgade bourgeoise de l’état de New York. Sa superbe villa fait même des envieux, mais le vieil homme n’est pas prêt à se séparer de la maison qui enferme les souvenirs qu’il évoque dans Les sombres feux du passé.

Celui de Sunny d’abord, sa fille adoptive. Célibataire, c’est presque par miracle qu’on lui a confié la petit Coréenne alors âgée de sept ans. Hata se souvient par bribes de son enfance, des difficultés rencontrées en raison de la froideur de Sunny. Elle était polie, aimable et studieuse comme le voulait son gentil papa mais ne semblait aimer personne, tout faire par devoir. Même l’amour quasi maternel de Mary Burns, la maîtresse de Hata, a glissé sur elle.  Il se souvient de ses excès d’adolescente…

…et ces souvenirs en amènent d’autres, bien plus anciens. Alors qu’il était encore le lieutenant Jiro Kurohata et que la Seconde Guerre mondiale avait fait de lui un officier de santé non loin de Singapour. La guerre s’enlise, la défaite du glorieux Japon se profile, soldats et officiers tournent en rond loin des combats. Ils attendent avec impatience l’arrivée de filles fraîches, des vierges parait-il, qui feront du bien à tous ces mâles en manque de tout. Les très jeunes femmes arrivent en effet et sont installées dans une maison de réconfort.

C’était une bâtisse étroite, avec cinq portes pas tout à fait droites, chacune traversée d’une tringle d’où pendait un drap, pour assurer l’intimité. L’ensemble n’était guère plus long qu’un gros camion de transport – n’ayant qu’une dizaine de mètres. Il y avait donc cinq compartiments, un par fille ; c’étaient des pièces minuscules, sans fenêtre, d’une superficie d’un tatami et demi ; un homme de haute taille n’aurait pu s’y coucher sans plier les genoux. Au milieu était dressé une planche formant une sorte de banc, mais faite pour qu’on s’y allonge sur le dos, les jambes écartées, en prenant appui sur les pieds ; elle était étroite à un bout, s’élargissait là où devaient se poser les épaules, puis se rétrécissait au niveau de la tête ; de sorte qu’elle ressemblait à un couvercle de cercueil. C’est dans cet position que les filles devaient recevoir les hommes…

… de vingt à trente hommes par jour par ordre de grade. Aucun d’eux n’éprouve le moindre scrupule car comme eux, ces femmes font leur devoir. C’étaient au départ des prostituées japonaises venues soutenir le moral des troupes, mais celles-ci ont désormais trop servi, il faut de la chair fraîche pour rassasier les hommes. Les jeunes femmes récemment arrivées au camp ont donc été enlevées en Corée et acheminées jusque là, ignorantes de leur sort. Elles sont désormais des femmes de réconfort et il est fort probable qu’elles aussi perdront la vie.

Jiro Kurohata s’émeut du sort de l’une d’entre elles que son supérieur semble s’être mis de côté. Le jeune homme d’à peine vingt ans craint pour elle car le capitaine Ono est un homme cruel. Il tente de se rapprocher d’elle, de la protéger, elle lui avoue qu’elle a reconnu le Coréen en lui…

Les sombres feux du passé commence très lentement, avec ce petit vieux qui semble insignifiant, si soucieux d’intégration. Le lecteur chemine à ses côté au gré de ses confidences, apprenant qu’il a eu une fille, qu’il l’a adoptée, qu’elle était Coréenne, qu’ils se sont quittés en très mauvais termes. Puis qu’il a été officier de santé japonais pendant la guerre, qu’il était lui-même un enfant adopté né en Corée. Pas de révélations tonitruantes, Franklin Hata déroulant ses souvenirs avec parcimonie.

L’intérêt du lecteur n’en est que plus aiguisé de page en page, pris d’une époque à l’autre, saisi surtout par le sort des femmes livrées en pâture aux soldats japonais. Pourtant Chang-rae Lee évite tout pathos, se contentant de décrire la pure tragédie des femmes de réconfort. Il ne donne pas non plus dans la psychologie, laissant au lecteur le soin de comprendre les choix du vieux docteur Hata. On ne voit Sunny que par les yeux de son père et cette vision univoque en dit plus sur lui que sur elle. Sur son désir d’être comme tout le monde, d’être apprécié et populaire, fier de ce qu’il a accompli et généreux envers les autres. La jeune fille fait voler en éclats le carcan de l’intégration, et les certitudes de son père.

Le vieux narrateur improbable, d’abord sans relief, prend forme peu à peu, devient touchant sans jamais être pathétique. Il manie les sentiments, l’amour et le sexe avec une maladresse qui s’ancre dans les sombres années de la guerre et les abominables scènes vécues dans le camp.

C’est un sujet encore d’actualité que Chang-rae Lee, d’origine coréenne, utilise comme point de départ pour Les sombres feux du passé. Le Japon n’a aujourd’hui toujours pas reconnu cet esclavage sexuel organisé, au centre de nombreuses polémiques. On peut lire cet article du Monde en date du 25 décembre 2015. Sur le même sujet, on peut lire la bande dessinée documentaire de Jung Kyung-a : Femmes de réconfort. Esclaves sexuelles de l’armée japonaise.

Voir l’article : auteurs coréens pour l’année France-Corée

 

Les sombres feux du passé

Chang-rae Lee traduit de l’anglais (américain) par Jean Pavans
L’Olivier, 2001
ISBN : 2-87929-255-7 – 362 pages – 21,34 €

A Gesture Life, parution aux Etats-Unis : 1999

38 commentaires sur “Les sombres feux du passé de Chang-rae Lee

    1. Encore un roman qui nous permet de quasi découvrir un fait historique que l’Histoire voudrait oublier. C’est très intéressant d’un point de vue documentaire mais aussi très littéraire. L’auteur s’exprime avec beaucoup de tact.

  1. Un titre qui pourrait bien me parler. Et ce titre est d’une beauté…
    Je connais peu la littérature coréenne… Une bonne résolution de 2016 serait peut-être de m’y mettre…

  2. J’avais lu « Femmes de réconfort » il y a un moment. Une BD claque, qui m’avait bien secouée. Ce Chang-rae Lee a l’air très intéressant, je n’imaginais pas du tout ce genre d’histoire,ni de thématiques.

    1. Je vais essayer de mettre la main sur cette BD. J’ai lu des avis déçus, surtout parce que les lecteurs l’ont trouvée très documentaire, mais je crois que ça me conviendrait bien.

  3. Un livre qui m’avait vraiment passionnée (début des années 2000 il me semble). Les « chambres de réconfort » m’avaient interpellée tout en me faisant bondir… Il me faudrait certainement le relire car malgré le souvenir marquant, je m’aperçois que j’ai oublié pas mal de choses…

    1. C’est pour ça que j’ai choisi cet extrait : ces « chambres » sont horribles et la description permet de les imaginer dans toute leur simple horreur. Et ce que j’ai particulièrement apprécié c’est aussi la simplicité du style, sans véhémence : la seule description froide suffit.

      1. Dans mon souvenir flouté, j’en garde même un souvenir quasi chirurgical de ces chambres sans âme, c’est comme tu le soulignes, certainement dû au style, donc je maintiens : à relire !!! 😉

    1. Mais grâce à cette lecture tu sais que ces « femmes de réconfort » ont existé, et c’est déjà bien de le savoir, de les sortir de l’oubli ainsi.

    1. Je fais ça aussi parfois : je lis un billet sur un livre qui me donne envie et hop, je réserve à la bibliothèque, très pratique ! (et parfois quand j’y vais, j’ai oublié…)

    1. Il date de 1999 dans son édition originale et le sujet est toujours loin d’être résolu : l’article du monde en lien date d’il y a deux jours, le Japon ne reconnait toujours pas ce trafic humain.

  4. J’ai lu l’article du Monde d’il y a deux jours, un petit espoir que le Japon reconnaisse les faits un jour ? J’avais oublié ce roman, je le note, je pense qu’il m’intéresserait.

  5. Effectivement, j’ai appris avec stupéfaction l’existence de ce trafic pas plus tard que la semaine dernière via un sujet aux infos… Je note donc le titre de ce roman qui devrait m’en appendre davantage.

    1. En choisissant de le lire, j’ignorais que le sujet était à ce point d’actualité mais en effet, un accord vient d’être conclu aujourd’hui même.

  6. Un roman qui me tente , mais aurais-je le temps? ce n’est pas grave, je m’en veux un peu moins, je sais que j’ai une mine infinie de bons titres du coup quand je suis en manque (ça doit m’arriver une fois par an) je puise dans la blogosphère.Je ne fais même plus de liste!

    1. Moi je fais des listes, j’en ai une officielle dans mon ordi + une multitude de petits papiers que je recopie, perds, cherche partout… c’est un peu n’importe quoi mais ceci dit, je ne suis jamais à court d’idées 🙂

    1. J’avais lu ici et là quelques articles sur le sujet et savais que ce roman existait. Aussi, quand je l’ai vu à 2 euros sur la place du Capitole, je n’ai eu aucune hésitation : ce livre-là allait me permette d’avancer dans ma découverte de la littérature coréenne.

  7. Un très bon livre que j’ai beaucoup aimé qui n’est pas tendre avec les méfaits du Japon.
    Le Japon a fait des excuses publiques à la Corée en décembre 2015
    « Un véritable repentir
    Le Japon accepte enfin de faire face à son passé le plus sombre. Lors de l’occupation de la Corée, elles sont 200 000 à avoir été enlevées à leur famille et enrôlées de force dans des bordels de l’armée japonaise. C’est la présidente de la Corée du Sud, Park Geun-Hye, qui aura imposé au Japon un véritable repentir comme préalable à leurs relations diplomatiques. 46 de ces femmes sont encore en vie et vont être indemnisées. Le Japon va verser plus de 7 millions d’euros. Les esclaves sexuelles de la guerre en Corée ont attendu plus d’un demi-siècle ce mea-culpa. »
    France3 http://goo.gl/zZxHbU

    1. C’est une très bonne nouvelle que les choses puissent encore « s’arranger » aujourd’hui : ces femmes ont besoin de reconnaissance.

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