Tu peux crever, ma vieille.
Voici l’un des messages qu’Émile adresse à sa femme Marguerite, soigneusement plié et expédié d’une pichenette. Depuis longtemps, deux ans, peut-être trois, Émile et Marguerite Boin ne se parlent plus. Il a soixante-treize ans, elle soixante-et-onze et qui sait combien d’années encore à vivre ensemble…
Ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre, Émile et Marguerite. Veufs tous deux, mais elle issue de la bourgeoisie parisienne, un grand-père fondateur de biscuiterie, un père qui donne son nom à une rue, un square plutôt, celui-là même où elle vit depuis toujours, et depuis quelques années avec Émile. Après un premier mari fin mélomane, professeur de musique et premier violon à l’Opéra de Paris, Marguerite, née Boise a épousé par ennui ou par pitié son voisin d’en face. Émile donc. Ancien maçon à la retraite, bon vivant, veuf d’une fille de la campagne aux idées larges et peu farouche. L’inverse de Marguerite, qui ne peut cependant plus compter sur la fortune familiale même si elle est encore propriétaire de la moitié des maisons de la rue.
Émile emménage donc dans la maison familiale, au bout de l’impasse. Il emmène bien sûr avec lui son Joseph, vulgaire chat de gouttière trouvé sur un chantier. Chez les Boise, on a bien eu un chien de race jadis, mais rien qu’un mauvais souvenir. L’animosité entre Émile et Marguerite va se cristalliser autour de Joseph qui dort sur le lit de son maître. Non que ça gêne Marguerite qui dort dans le lit d’à côté, mais enfin, il ronfle ce chat… Et puis il est sournois, tout dévoué à Émile. Voilà donc qu’un jour, alors qu’Émile est alité, Marguerite doit s’occuper du chat… qui meurt. Émile est certain que c’est elle qui l’a empoisonné et qu’elle a désormais l’intention de s’en prendre à lui. Pour toucher sa pension bien sûr. Il décide donc de se préparer à manger lui-même, enfermant sa nourriture dans un placard à part et verrouillé. Il fait ses propres courses, suivant ou précédant son épouse dans les boutiques du quartier, au marché.
Ils avaient vécu ainsi dans leur coin, s’irritant des gestes, des intonations de l’autre.
N’avaient-ils pas fini par y prendre un secret plaisir ? Les enfants jouent à la petite guerre. Pour eux, à présent, c’était la grande guerre, plus passionnante encore.
Chacun pensait à la mort de son partenaire, chacun, d’une façon plus ou moins avouée, la souhaitait, souhaitait être le survivant.
Déjà, Marguerite s’était débarrassée de son ennemi le plus évident, de ce chat qui défiait par sa seule présence la lignée des Doise et leur sensibilité.
Pourquoi, un jour, ne se débarrasserait-elle pas de son mari de la même façon ?
Et le lecteur de s’interroger : faut-il rire ou pleurer ?
Avec un art consommé du détail psychologique, Le Chat de Georges Simenon construit l’histoire d’un couple déchiré par la rancune et le quotidien. Chacun cultive ses petites aigreurs, chargeant l’autre de tout les torts. Le moment vient où Marguerite cherche le soutien d’une voisine pour dénigrer Émile et où celui part chercher un peu d’espace auprès d’une ancienne maîtresse. Tous deux se rendent alors compte qu’ils se manquent : ils ne peuvent pas vivre sans se détester l’un l’autre.
Ils sont risibles ces deux petits vieux qui font camembert à part, ridicules à se suivre dans la rue, à s’observer et se maudire sans mots dire. Mais ils font peur aussi, tellement peur ! Ils passent le peu de temps qui leur reste sur terre à se détester, à se venger d’affronts illusoires, à intérieurement s’insulter pour remplir le vide des journées.
Le Chat de Georges Simenon met en scène l’enfer de ce « vieux couple défraîchi« . A travers une série de flash-back, l’écrivain belge éclaire la succession de petits riens qui mènent au grand cauchemar de l’incommunicabilité. La peur de l’empoisonnement était déjà au coeur de L’Escalier de fer (1953), ainsi que l’inquiétude liée à la femme. C’est le point de vue d’Émile que partage le lecteur, celui de l’homme menacé et impuissant (dans tous les sens du terme) face à la femme forte, supérieure à ses yeux, sûre d’elle. Ou peut-être paranoïaque car au final on ne saura pas si Joseph est mort empoisonné…
Georges Simenon sur Tête de lecture
Le Chat
Georges Simenon
L.G.F. (Le Livre de poche n°14321), 2007
ISBN : 978-2-253-14321-5 – 190 pages – 5 €
Première publication : 1967
Glaçant ! Je n’étais a priori pas très attirée par Simenon, mais ton billet est assez convaincant !
Je crois qu’en France, on a une vison de Simenon focalisée essentiellement sur Maigret. Moi Maigret, je n’aime pas bien, je revois toujours l’insipide Jean Richard qui symbolise un peu l’ennui en noir et blanc de mon enfance…
Ah, Le chat ! Pour moi, c’est un souvenir de film, car je ne crois pas l’avoir lu, j’ai l’image de Jean Gabin et Simone Signoret… et quelle image !
J’ai vu qu’il existait en effet une adaptation, mais je n’ai pas eu le temps de mettre la main dessus dans la foulée de ma lecture. De plus, je crains un peu Jean Gabin, non qu’il ne soit un grand acteur, mais peut-être trop grand justement, trop Jean Gabin pour incarner le pauvre Emile Boin…
J’ai failli prendre ce bouquin pour « Lire le monde » car étrangement, je ne l’ai pas encore lu, peut-être trop frappé par le film avec Gabin et Signoret… mais son tour viendra!
Comme répondu plus bas, je crains un peu l’interprétation de Jean Gabin, qui sur le tard avait quand même tendance à faire du Jean Gabin… Mais je ne doute pas que son interprétation soit marquante, bien plus incarnée que le Maigret de Jean Richard…
Voilà pourquoi nous n’avons pas de chat 😉 Blague à part, j’ai aussi été touchée par la finesse de l’analyse psychologique de cet auteur trop réduit à son Maigret. De très beaux autres titres existent merci de m’avoir permis de les découvrir grâce à « lire le monde » !
Te faire découvrir Simenon est une raison largement suffisante à elle toute seule pour cette lecture commune : je suis ravie !
je ne peux que lire de loin ce moment consacré à Simenon, auteur qui m’a beaucoup ennuyé, au point de préférer le film au livre pour ce roman; et m’éloigner pour longtemps des romans policiers. J’adore ta remarque sur ton enfance et Jean Richard , j’ai tellement détesté cette série à la télé , je crois bien que c’est les seuls téléfilms qui me faisaient quitter le salon.
Le feuilleton a bien évolué depuis (dit la vieille que je suis en ruminant ses souvenirs). Il y a eu aussi je crois un Maigret en Bruno Kremer, mais je n’ai pas tenté…
J’ai d’abord vu le film qui m’a pétrifiée ! Signoret-Gabin, c’était quelque chose .. j’ai lu le roman après, le choc initial était passé, mais l’histoire toujours aussi glaçante.
Oui, elle est terrible cette histoire. On peut e rire, rire de leurs ridicules, mais on rit jaune parce que ça fait peur cet enfermement en soi-même…
J’ai lu cet auteur une fois, et son roman ne m’avait pas passionné, trop daté. Il faudrait que je ré-essaye.
Oh oui, surtout qu’il en a écrit vraiment beaucoup, 200 je crois : il doit bien y en avoir un pour toi 😉
J’ai raté le bus, comme d’habitude, mais le mois belge peut être l’occasion de me rattraper (et il y a le film aussi)
Curieusement, je n’ai pas beaucoup croisé Simenon lors des mois belges précédents…
Simenon fait partie des auteurs que j’ai bien envie de lire cette année, et ton avis me rappelle un ami qui m’avait parlé du film… A priori tout aussi glaçant…
J’ai pris tout un tas de bonnes résolutions cette année pour les relectures de livres (Le Nom de la rose, entre autres) et d’auteurs. J’espère que ça va continuer comme ça 😉
Il FAUT que je relise Simenon !
Le Papou
Mais oui, tout à fait. Intègre notre groupe Facebook et on te donnera plein d’idées !
Ah ben ça alors ! Si j’avais repéré ce titre dans sa bibliographie, j’aurais forcé pour le caser dans le cadre de cette LC ! (mais bon, ça aurait été difficile tout de même haha) Comme tu dis en réponse à un com’ plus haut, Simenon, pour beaucoup (dont moi), c’est Maigret, du coup, j’étais moins curieuse. Bon, bah voilà, dommage, la thématique me plaît bien au vue de ton billet ! Mais ce n’est que partie remise.
C’est aussi un autre intérêt des LC : matraquer les blogueurs qui ne participent pas pour leur dire à quel point ils ont tort 🙂 Sans blague, nous étions 6 je crois sur cette LC et on a bien balayé le spectre des oeuvres de Simenon : un peu de Maigret et pas mal d’autres choses très intéressantes. Tu n’as plus qu’à choisir !
J’ai vu le film évidemment. Quelle histoire terrible ! Simenon est un auteur extrêmement adapté 🙂 je n’ai pas de mauvais souvenir de Jean richard en Maigret, seulement un silhouette, mais j’ai beaucoup aimé la serie avec Bruno Kremer… Les Maigret c’est un voyage dans le temps pour moi, l’ambiance, le cadre, les bistrots, les concierges 🙂
Ton dernier mot me touche dans le mille : ma grand-mère était concierge à Paris, dans une toute petite loge minuscule. Il me reste des images très nettes de cet immeuble, de l’escalier qu’elle astiquait, de ses chats, de la cour, de la grande porte cochère. Je n’y suis jamais retournée car tout ça doit avoir trop changé…
j’ai longuement hésité à entamer un Simenon (la série n’a pas dû aider je pense). Je vais quand même tester. Par contre Sandrine, je n’arrive pas à finir le Roi de Kahel :(.
Quel dommage : ce n’est pas celui que j’ai lu, mais il me paraissait intéressant aussi. J’espère que tu auras plus de chance avec Simenon 😉
Je n’ai pas lu celui-ci, mais je me souviens vaguement de l’adaptation cinéma. A chaque fois que je lis du Simenon, je suis épaté par sa justesse, sa finesse et ses personnages très bien décrits. Un grand écrivain un peu trop laissé de côté
C’est exactement ce que j’ai ressenti : l’acuité psychologie et une grande déception que cet auteur soit finalement cantonné dans ses Maigret.
Ce roman a l’air excellent ! Il y aura sans doute une autre lecture commune autour de Simenon et je me tiendrai prête pour en être mais difficile de choisir avec quel titre car vos billets sont tous tentants.
Et oui, « avec Simenon, pas de déception » : le slogan pour le relancer auprès du plus grand nombre 😀
Grand auteur en effet, et comme toi, j’ai le souvenir de ce Derrick à la française où la plus grande variété était dans les plats proposés par madame Maigret à son époux quand il rentrait apres avoir bu une biere et mangé une choucroute. Heureusement qu’après on a eu Starsky et Hutch.
Ah mais oui, c’était quand même quelque chose Starsky et Hutch ! Le dimanche après-midi, punaise, ça ne me rajeunit pas…
Simenon n’est pas que Maigret. Un auteur que j’aime et que je devrais relire
Tu as raison, on ne le sait pas assez.
Il fut un temps où j’avalais les Simenon, comme Maigret les bières ou la blanquette de veau de madame … Mais pas trace de celui-là dans mon étagère secrète, dans le petit coin où je stocke les vieux exemplaires que j’achetais 2 francs à l’Emmaüs du coin (fin de la séquence nostalgie), et moi, j’adorais la série (bon, j’aime aussi Ivanoé, la version avec Elisabeth Taylor, donc, en termes de vieilleries et de bon goût, je ne suis pas un critère). Alors après cela, si je t’affirme que le film avec Gabin et Signoret est juste grandiose, évidemment, je ne vais pas être crédible …
Il me semble quand même qu’Elizabeth Taylor a un peu plus de charme que Jean Richard. Et qu’elle est meilleure actrice. C’est un avis qui n’engage que moi bien sûr : tout le monde peut avoir mauvais goût 😀
J’adore Simenon !! J’aime tout particulièrement les romans qui ne sont pas des maigrets et je note celui-là que je ne connaissais pas. Si tu ne l’a pas lu, il y a En cas de malheur qui est aussi très bien 🙂
Oh mais je ne connais pas ce titre : merci pour ce conseil !
Bonjour Sandrine, quand je lis ton billet, je me rends compte que le scénario du film adapté que je connais bien est assez différent. Il faudrait donc que je lise le roman. Bonne fin d’après-midi.
Je crois en effet que certains détails ont été changés. Une bonne raison pour lire le roman, en effet !
Alors, du coup, on voit que cela fait longtemps peut-être que je suis pas passé par ici car j’étais assez occupé mais dis-donc que le site est beau !
Le changement ne date que d’une semaine : ravie qu’il te plaise !
Je suis rassuré,c’est magnifique, cela éveille de la convoitise.