Margarine de Guillaume Lemiale

MargarineSans trop de raffinement, on pourrait dire que Margarine fut dans son jeune âge une pute à boches. Mais Margarine fut plus que ça, ou moins. C’est à des soldats français passés dans le camp nazi qu’elle se donne, six cent cinquante hommes pour elle seule, ça fait du boulot (et un bon pactole). Pourtant son coeur n’est qu’à un seul, son impuissant François, Waffen-SS : amateurs de sordide, bienvenue dans l’univers trash de Guillaume Lemiale.

Cancéreuse à l’agonie, riche et entourée d’attentions, Tamara devenue la vieille baronne Wirth raconte sa vie. En commençant par la fin, ou au moins le dernier événement marquant, son mariage avec l’ultime rejeton aussi désavoué qu’inhibé d’une famille de banquiers. Et elle n’épargnera pas les détails car la crudité est son arme. C’est qu’elle a une revanche à prendre sur la vie Margarine, et il semble que l’écriture soit enfin le moyen pour elle de déverser son fiel sur le monde.

Comme il est facile d’avoir une morale et de juger les autres, quand on a le ventre plein et le séant confortablement calé sur un canapé des plus moelleux. La philosophie et le libre arbitre sont des luxes de riches. J’avais autre chose à faire que d’être sage et intelligente ! Non contente d’être pute, je le fus au pire endroit, au pire moment. Je me suis roulée dans l’ordure, j’ai baisé avec des ordures, j’ai aimé une ordure. A l’heure de déchirer l’icône derrière laquelle s’est planquée la baronne Wirth, je compte me soulager par le biais de cette diarrhée livresque. Bon appétit.

Née Tchèque, élevée au fin fond de la campagne chez tata menteuse et tonton violeur, Tamara quitte la ferme à quinze ans pour retrouver sa maman prof de français à Prague. Sauf qu’elle n’y trouve qu’une vieille pute usée, prostrée, mourante dont elle ne tarde pas à prendre la place. Puis c’est le départ pour Benesov et le camp des Français qui ont revêtu l’uniforme allemand. Là, elle devient Margarine.

Il s’agissait bien d’un Français… Un Français un uniforme allemand ! En uniforme nazi même ! Incroyable. Impossible. Mon cerveau ne pouvait comprendre, encore moins admettre. La France n’était-elle pas la patrie des droits de l’homme, de la Révolution, de Victor Schoelcher, d’Emile Zola ? N’avait-elle pas lutté contre l’hydre germanique depuis des décennies ? […] En débarquant au camp de Benesov, nourrie au lait de l’hystérie d’une mythomane, je n’avais aucun doute : un Français ne pouvait pas porter d’uniforme allemand ! Ils étaient pourtant près d’un millier, ces « bleu-blanc-rouge » vert-de-gris.

Si vous êtes toujours là à me lire, c’est que l’histoire de cette baronne vous intrigue, vous attire même… et vous avez bien raison car le talent de Guillaume Lemiale est indéniable et vous n’êtes pas prêts d’oublier son style : du méchant, du coriace, de l’humour noir arôme intense à faire grincer des dents.

On comprend vite que Guillaume Lemiale a décidé de ruer dans les brancards et qu’il en a les moyens : armé de son cynisme et d’un sens phénoménal de la formule, ce jeune auteur balaie en quelques pages la vague du feel good book qui sévit aujourd’hui dans le paysage littéraire.

Et quoi de mieux pour déranger le lecteur que de plonger dans les pages les plus noires et donc forcément oubliées de notre histoire : la Division Charlemagne, division d’infanterie de la Waffen-SS essentiellement constituée de volontaires français.

Il n’y a pas plus ambigüe que la baronne, cette héroïne, s’il en faut une. Violée dès son plus jeune âge, non aimée, exploitée, elle ne se bat jamais, accepte tout ou quasi.

J’aimerais parler de conscience, de révolte, d’amour-propre, me lancer dans une diatribe enflammée sur la lutte pour la sauvegarde de ma féminité, de ma dignité ou que sais-je encore. Cela serait plus conforme au personnage que je suis devenu. Seulement voilà, la féminité était à mes yeux un corps étranger ; quant à la dignité, j’ignorais tout simplement ce que c’était. Dès mon plus jeune âge, j’avais été battue, bâtie pour la soumission ; un monde sans « moi » ni lois !

On ne sait même pas si l’on doit rire ou pleurer de sa tragique et unique histoire d’amour : voilà que Margarine tombe amoureuse d’un des SS français, François de son prénom. C’est le coup de foudre pour elle, à tel point qu’elle en interrompt son huileux commerce. Mais lui ? Un homosexuel refoulé, allons bon… elle le suivra jusque dans Berlin en ruines.

Une histoire d’amour sordide pour un roman immoral où l’abjection côtoie l’ignominie dans une surenchère qui semble ne jamais devoir finir. Et de tant de bassesses sort un roman délicieusement choquant, à la vulgarité sublimée par une verve scintillante, réjouissante même si parfois trop appuyée. Guillaume Lemiale entre officiellement en littérature avec un bazooka et on aime ça.

 

Margarine

Guillaume Lemiale
Le Sonneur, 2015
ISBN : 978-2916136-91-2 – 280 pages – 17 €

37 commentaires sur “Margarine de Guillaume Lemiale

  1. Rien que ça : « On comprend vite que Guillaume Lemiale a décidé de ruer dans les brancards et qu’il en a les moyens : armé de son cynisme et d’un sens phénoménal de la formule, ce jeune auteur balaie en quelques pages la vague du feel good book qui sévit aujourd’hui dans le paysage littéraire (voir par exemple – en pdf – le programme des nouvelles éditions Mazarine chez Fayard). » et j’ai envie !!!
    Alors je note…sans être sûre de trouver le temps, vu tout ce que je note…

    1. Prends la temps : ce texte-là, c’est vraiment quelque chose qui sort de l’ordinaire. Il est court, se lit en une journée, mais quelle journée !

  2. Hé bé, ça dépote, ton bouquin! ^^
    Je suis allée voir chez mazarine, oui oui. Il m’arrive de lire ces feelgood au titre à rallonges, mais pas que ça quand même. Entre deux trucs au vitriol comme celui d’aujourd’hui (mais où vas-tu chercher tout ça? ^
    ^)

  3. Ah mais je pressens que je vais adorer. Merci du tuyau, j’étais passé complètement à côté.
    (PS: curiosity kills the cat… mais aussi l’amoureux des bons textes!!!!! C’est pervers cette façon que tu as de nous infliger des punitions 😉 )

    1. J’ai largement assaisonné le tout d’extraits car le style de Guillaume Lemiale fait tout. J’ai tout gribouillé mon livre partout, j’aurais voulu citer plus encore. Il chope le lecteur et ne le lâche plus, sans un temps mort jusqu’à la fin. Tu vas aimer, c’est sûr ! (gniark, gniark…)

  4. T’as peur de rien toi !! Sur la division Charlemagne, j’avais lu en son temps le livre de Christian de la Mazière « le rêveur casqué », plus policé que celui d’aujourd’hui ..

    1. Je suis allée un peu fouiller du côté de cette division Charlemagne, il semble qu’on trouve quelques témoignages de volontaires français, dont ce Christian de la Mazière. J’ai sous le coude un livre de Saint-Loup, de son vrai nom Marc Augier, mais sous son aspect aventurier et alpiniste : La nuit commence au Cap Horn. Je suis quand même curieuse de ces témoignages directs des Waffen-SS : est digérable aujourd’hui…

  5. La division Charlemagne , j’ai un vague souvenir dans le reportage de Claude Lanzmann , la Shoa, le survivant était pitoyable mais on peut l’imaginer en vaillant soldat . Ton roman fait peur, mais c’est vrai qu’une écriture originale peut faire qu’on lise l’innommable

    1. C’est « moralement » répugnant, mais ça fait plaisir de s’y plonger grâce à cette plume-là : il y a une sorte de sublimation là-dedans…

    1. Oh je comprends ça : quand j’ai entendu parler pour la première fois de ce roman, il a fallu que je sache de quoi il s’agissait !

  6. Ah oui, ça pourrait clairement me plaire ça ! J’aime les personnages atypiques, qui ont un franc-parler (et penser), le caustique, l’irrévérencieux, et les intrigues originales. Surtout chez les Français, c’est bien de repérer des talents qui sortent des sentiers battus. Bon, à voir si j’arrive à le caser assez vite dans ma PAL, là il faut que je me discipline quand même, trop de casseroles sur le feu.:-)

  7. Oh là là, j’oscille sur ce coup là, normalement, vu le sujet, je plonge sur mon carnet de note et le souligne en rouge mais ton dernier paragraphe me fait douter (non pas de la qualité du roman mais de mon adhésion possible …). La surenchère, type le délire des « bienveillantes » (deuxième partie) ? Je file, en attendant, voir de quoi ça cause le « feel good book » …

  8. Une bien belle chronique, tracée d’une plume talentueuse, flatteuse et pourtant acérée. Un grand merci à vous tous. Guillaume Lemiale

  9. Toujours ravie de découvrir un roman français dont l’histoire est liée avec la Tchèquie. Ce livre a l’air très intéressant, merci d’en avoir parlé – je le note bien sûr !

    1. J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire ce billet sur ce livre qui sort tellement de l’ordinaire. Je souhaite qu’il donne envie au plus grand nombre de lecteurs de le découvrir.

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