Deux narratrices et un narrateur se complètent pour raconter La Secrète, propriété familiale. Deux sœurs et un frère qui de nos jours retracent l’histoire d’une maison, d’une famille et d’un pays, la Colombie.
A la fin du XVIIIe siècle, l’ancêtre juif, Abraham Santángel, quitte l’Espagne en quête d’un monde meilleur. Il arrive en Nouvelle-Grenade à vingt-quatre ans et si on ne sait pas grand-chose sur lui et son épouse, ses ancêtres sont mieux connus. Ils ont participé à une sorte de projet utopique et égalitaire, pour le moins original en ces temps où la terre revenait au plus fort, au plus riche ou au plus roublard. Pour les fondateurs du village de Jericó, aujourd’hui en Colombie non loin de Medellin, le peuplement devait se faire « non par la domination des seuls mâles, la conquête, l’extermination et le servage, mais par le discours égalitaire, la colonisation familiale et la cession de lopins de terre ». Incroyablement novateur.
Ce beau départ malheureusement ne préservera pas le village des exactions de l’Histoire. Si Antonio se charge pour partie du discours historique sur la famille et la maison, ses deux sœurs racontent la période plus récente et les difficiles épisodes vécus à La Secrète. Eva, la sœur libérée a failli être assassinée par la guérilla qui ne reculait devant aucun obstacle pour s’approprier les terres. Eva n’en était même pas un. Pilar, la sœur beaucoup plus traditionnaliste a vu son fils de dix-sept ans être enlevé par la guérilla communiste contre rançon que la famille est incapable de payer. A la guérilla ont succédé les paramilitaires, toujours la violence et le sang, puis c’est la spéculation immobilière qui année après année a réduit le domaine des Ángel à peau de chagrin.
Héctor Abad (qui quand il est traduit chez Gallimard perd second patronyme, Faciolince) convoque donc des épisodes plus ou moins lointains de l’épopée familiale des Ángel, et de la sienne. Mais il est aussi beaucoup question de la Colombie aujourd’hui, moins violente et plus moderne. Les deux sœurs incarnent deux genres de femmes totalement opposés : Pilar est mariée pour la vie, fidèle, très croyante et dévouée jusqu’à l’âme à sa famille. Eva a eu une multitude d’amants, un fils élevé seule et veut vendre ce qui reste de la propriété familiale. Antonio est homosexuel, très attaché à La Secrète mais aussi conscient qu’elle est une sorte d’anachronisme dans la Colombie actuelle. Il est un mixte des deux sœurs et la mémoire familiale.
La situation des trois protagonistes, qui perdent leur mère au début du roman, soulève bien des questions. L’harmonie familiale qui a présidé à l’établissement et à la durée de la Secrète est-elle encore possible dans la Colombie moderne ou d’autres valeurs propres XXIe siècle ont-elles pris la place ? La famille signifie-t-elle encore quelque chose face à la mort, à l’avortement, à la libération des mœurs, à l’éloignement ? De terre promise à paradis perdu, le domaine dont l’histoire se confond avec celle des Ángel et celle du pays, mérite-t-il le prix qu’il réclame, celui du sang et de la vie ?
Malgré quelques répétitions, la narration à trois voix fonctionne bien car chacune est rapidement familière au lecteur. Ces trois « fins de race » sont très vivants, forts de leurs convictions et aspirations sans être caricaturaux. S’ils évoquent la violence, ils peignent aussi des paysages grandioses et sauvages pourtant à la merci des hommes. La Secrète est cependant un roman plus apaisé que ceux qui peignaient le pays il y a une quinzaine d’années.
La Secrète
Héctor Abad traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan
Gallimard, 2016
ISBN : 978-2-07-014973-5 – 403 pages – 24,50 €
La Oculta, première parution : 2014
Je n’ai pas lu grand chose sur la Colombie, pays qui pour moi est synonyme de mafia drogue et violence politique .. je devrais sans doute en savoir un peu plus, peut-être grâce à ce roman.
La Colombie a été tout ça, un des pays les plus dangereux du monde (qui, il y a vingt-cinq ans serait allé passer ses vacances en Colombie ?). Il semble (mais seulement vu d’ici, par ma petite fenêtre) que les choses aillent mieux et que le vortex violent se soit déplacé au Mexique (qui était déjà violent à l’époque). Si tu souhaites aborder une littérature colombienne plus sereine, je te conseille bien sûr García Márquez.
Un colombien qui m’intéresserait (et il faut absolument garder ces prénoms, quand même!)
Il y a un prénom et deux noms : le premier nom du père puis le premier nom de la mère. Ce qui m’étonne, ce n’est pas qu’on en garde un ici en Europe (Santiago Gamboa par exemple n’a qu’un nom) mais qu’il ait d’abord été traduit chez Lattès (deux titres) sous le nom d’Héctor Abad Faciolince puis que Gallimard ait laissé tomber le deuxième nom. Du coup, on peut légitimement se demander s’il s’agit du même…
C’est curieux, je m’intéresse moins à ces pays-là qu’à d’autres, peut-être en raison de la violence qui y règne justement.
Tente le réalisme magique, c’est plus tranquille 😉
Je suis assez tentée, mais je crains la violence… certains auteurs savent ne pas en faire trop, mais je ne connais pas encore Hector Abad.
Non ici, la violence est plus évoquée que décrite : elle fait partie des terribles souvenirs de certains membres de la famille.
Je ne connais pas cet auteur. A découvrir
A part quelques-uns, les auteurs latino-américains sont plutôt mal connus chez nous…
Je note ce titre car j’aime beaucoup les histoires de maisons familiales !
Alors il est fait pour toi !