Fils du shéol débute en Pologne en 1943. Le jeune Karl est déporté vers un camp d’extermination, comme ses parents avant lui. Il ne sait pas où il va, il ne sait pas qu’il va bientôt mourir. Il pense qu’il a faim et soif, qu’il se frotterait bien d’un peu plus près à Helena, même dans ce wagon puant. Mais il est trop tard pour l’amour et trop tard pour la vie. Karl est gazé.
On le retrouve dans le shéol, séjour des morts d’où il peut s’exprimer et surtout voir le passé : celui de ses parents et de ses grands-parents. C’est d’abord son père qu’il regarde, Manfred, celui qui charrie les cadavres à la sortie des douches. Manfred qui a déjà vu celui d’Elisa sa femme et espère ne pas voir celui de son fils Karl…
Puis on remonte le temps avec Karl depuis le shéol : Berlin, 1941-1942 quand Elisa et Manfred vivaient la répression et l’antisémitisme au quotidien ; Alger en 1929, quand Manfred alors jeune homme se rend en Afrique avec son père Ludwig ; sud-ouest africain, 1904, quand Ludwig tombe fou amoureux d’une femme africaine dont la tribu est décimée par les troupes du kaiser Guillaume.
Ainsi Anouar Benmalek remonte-t-il le temps d’un génocide à l’autre. Il rappelle à nos mémoires le massacre des Héréros et des Namas, tribus africaines de l’actuelle Namibie, par le général allemand von Trotha. Une extermination qui entraina la mort de 80% des autochtones, par ailleurs réduits en esclavage ou soumis à la prostitution. On peut y voir l’origine de la violence moderne et une première déclinaison de la haine raciale au XXe siècle.
Presque deux ans déjà. La majeure partie des Héréros a été effacée de la surface de la terre, suivie, juste après, par la moitié des Namas, dont la collaboration avec les Allemands, puis leur révolte tardive, ne les ont pas empêchés de subir le même sort. Le reste des survivants a été emprisonné dans les camps ou réduit en esclavage chez des fermiers allemands et dans des entreprises minières et ferroviaires. Sur tout le territoire, les Allemands ont éteint les feux sacrés des neuf grandes tribus héréros, signifiant aux yeux du monde l’effacement à jamais de leur maudite nation ; les terres et le bétail, dorénavant sans maîtres, ont été confisqués au profit de l’Office colonial par décision du Kaiser.
L’écriture d’Anouar Benmalek se fait parfois très crue et provocante, parfois sensuelle et amoureuse. Elle ne saurait donc laisser indifférent. Si le parcours dans les traces du Mal m’a intéressée et émue, j’ai eu plus de mal à comprendre les choix narratifs de l’auteur. Cette voix de l’enfant depuis le shéol m’a semblé factice et à aucun moment je n’ai entendu celle d’un jeune garçon de douze ans. Karl est censé regarder pour peut-être pouvoir changer le cours des événements et faire que ses parents ne se trouvent pas à Berlin en ces années sinistres. Mais il n’a aucun moyen d’intervenir. Quel est son rôle dans cette histoire ? Fils du shéol souffre à mes yeux d’une construction trop élaborée dont l’artificialité n’apporte rien au récit. La voix de l’enfant mort s’exprimant depuis le shéol ne m’a pas convaincue.
De fait, si je n’avais pas eu à le lire, j’aurais interrompu ma lecture. Et mal m’en aurait pris car la partie africaine est bien plus intéressante et originale que la partie allemande. Lisant le drame des Héréros, on lit un évident prélude à la Shoah. La haine raciale et l’aveugle illusion d’appartenir à une race supérieure sont déjà inscrites dans les troupes coloniales germaniques : elles ne sont pas nées ex nihilo du cerveau d’Hitler. Ainsi plusieurs générations d’Allemands trop différents s’anéantissent-elles dans un idéal d’aryanité exacerbée.
Fils du shéol est de ces romans qui nous émeuvent et nous éclairent sur les mécanismes sous-jacents de l’Histoire.
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Fils du shéol
Anouar Benmalek
Calmann-Lévy, 2015
ISBN : 978-2-7021-5637-7 – 408 pages – 20€
Je le note pour le côté historique, qui m’a l’air très intéressant avec son lien en Afrique ; mais tes réserves me font beaucoup hésiter quand même.
Je l’ai lu grâce à l’enthousiasme d’une lectrice. Donc ces choix narratifs peuvent ne pas être un obstacle…
Il doit falloir bien s’accrocher pour le lire, non ?
Oui, c’est éprouvant, d’autant plus que certaines descriptions sont assez crues.
Comme toi j’ai préféré la partie « africaine » et ce qu’elle m’a appris sur ce génocide et l’origine des camps de concentration
Je ne sais pas si tu as trouvé une « utilité » à la présence de l’enfant dans le shéol, mais j’ai trouvé ce choix maladroit et tout à fait inutile…