Il serait dommage que le titre un brin sinistre de ce roman de Jordi Soler fasse fuir le lecteur. En effet, Dis-leur qu’ils ne sont que cadavres est un roman tout à fait réjouissant, souvent drôle, bien qu’il se nourrisse de la vie d’Antonin Artaud qui sans doute, ne fut pas des plus rigolote. C’est que cet écrivain mexicain sait y faire, tant pour conter la vie du poète sur un mode épique et loufoque que pour évoquer la création et la difficile condition de poète.
On ne saura pas le nom du narrateur, un Mexicain ayant réussi à fuir la morosité de son pays pour un poste d’attaché culturel à l’ambassade du Mexique en Irlande. Faute de subsides, il n’y fait pas grand-chose mais au moins, il ne tamponne pas de passeports dans un obscur couloir à Mexico. Il fait de petites siestes et de longues promenades sur la plage à marée basse.
A l’occasion, il travaille mollement à une anthologie d’Antonin Artaud commandée par une éditeur mexicain. Puis tout à coup, la vie s’accélère. Il rencontre Lear McManus, compagnon de route d’Artaud du temps de son séjour irlandais. Il a côtoyé le poète en 1937 et cette proximité l’a transformé. Il n’était que modeste paysan vendant de la tourbe à Dublin et il est devenu poète, chantant la gloire et travaillant à la postérité du poète français.
Le narrateur est entré en contact avec un certain monsieur Lapin, un probable usurpateur mais fin connaisseur de l’oeuvre d’Artaud. Il sait tout de sa vie et possède un grand nombre d’objets qui lui ont jadis appartenu. Il lui manque sa canne. Commence alors l’incroyable épopée de la canne d’Antonin Artaud, ayant selon ses dires appartenu à saint Patrick lui-même. En 1937, en pleine crise christique, Artaud décide de se rendre à Dublin pour rendre sa canne au saint. Et lui confier la sienne en échange.
Improbable périple qui nous fait passer par Cuba et la sierra Tarahumara au Mexique sur les traces du poète en quête d’authenticité primitive. Il se prend alors pour le Christ ressuscité…
Sur les traces d’Artaud, le narrateur emprunte lui-même des voies fort peu diplomatiques qui le conduiront clandestinement en Irlande du Nord. Sa santé mentale pâtit-elle du contact, même uniquement intellectuel, avec la folie du poète ? Toujours est-il qu’il s’embarque dans des scénarios alambiqués et qu’il interprète les événements avec une imagination féconde qui ne contribue pas qu’un peu à sa déchéance diplomatique. Il en vient dès lors à s’interroger sur la nécessité créatrice.
En ce millénaire où tout obéit à une intention mercantile, où chaque action, si petite soit-elle, génère un bénéfice, ou est sponsorisée par une banque, une marque de boissons ou un ministère, faire quelque chose qui n’a aucune utilité est un acte nécessaire, car il se trouve qu’un acte inutile, n’étant pas contraint par une fonction utilitaire, suit une autre direction, fomente des valeurs différentes, et obsolètes, comme la solidarité, la camaraderie, l’esprit de sacrifice, ces valeurs que je palpais au cours des semaines où nous suivions la trace d’Antonin Artaud.
Le destin tragique du poète maudit est donc à l’origine d’un roman enlevé, souvent drôle qui sous la forme d’un roman d’aventures souvent rocambolesques souligne la présence par-delà les années du génie littéraire. La proximité ou la familiarité avec un écrivain procure aux lieux et aux objets une sacralité ou au moins une aura que les non avertis ne pourront comprendre. Quelle mystique nous pousse vers les maisons d’écrivains ou les cafés qu’ils ont hantés, vers les expositions qui donnent à voir manuscrits ou verres à dents ? C’est un peu de ce mystère que pénètre Dis-leur qu’ils ne sont que cadavres.
Auquel s’ajoute celui de l’identification. Peu à peu, notre narrateur « s’artauïse » : il devient de plus en plus maigre, baragouine puis parle tout haut, devient de plus en plus véhément. Bref, il devient l’objet de son sujet d’étude dans une sorte de symbiose créatrice et artistique qui dans le cas d’Artaud inquiète évidemment l’entourage. Et pour boucler la boucle, Jordi Soler prend bien soin de semer le trouble dans l’esprit du lecteur puisque mexicain, il a été attaché culturel en Irlande au début des années 2000.
Jordi Soler sur Tête de lecture
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Dis-leur qu’ils ne sont que cadavres
Jordi Soler traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu
Belfond, 2013
ISBN : 978-2-7144-5387-7 – 235 pages – 18 €
Diles que son cadáveres, première parution : 2011
Que cela me tente !!
J’en suis ravie : c’est un livre à la fois plaisant et intéressant.
Est-ce que tu t’es artauïsé, toi aussi ?
Je résiste 🙂
Il est très beau sur cette photo Artaud, la fascination pour sa folie me rend souvent triste je pense que mieux soigner il aurait pu être un très grand artiste.
Hum, très très vaste débat : sans sa folie, aurait-il été l’artiste qu’il a été ? La question se pose pour tous les artistes et tous les créateurs plus ou moins « insane » comme on dit en anglais. N’est-ce pas leur folie qui fait d’eux des êtres à part capables de tutoyer le génie ?
C’est vrai qu’il ne faut pas s’arrêter au titre !
C’est un vers d’Artaud qui donne une idée du personnage… du coup, on est agréablement surpris par l’humour et le rocambolesque du roman.