Proust contre la déchéance est un livre précieux à bien des égards. Il est le premier ouvrage publié par les éditions Noir sur Blanc, il y a trente ans de ça. La volonté des fondateurs, Vera et Jan Michalski de jeter des ponts entre des littératures de l’Est méconnues et la culture française trouvait en ces quelques pages de Joseph Czapski le déclencheur idéal.
A l’origine, ces « conférences sur Marcel Proust » ont été prononcées par Czapski prisonnier du camp soviétique de Grazovietz (ou Griazowietz). Pour ne pas qu’ils cèdent à la peur, au froid, à la barbarie, au désespoir, un prisonnier raconte à d’autres prisonniers ce qu’est pour lui la grande littérature. Il leur permet de tenir, de penser encore alors que tout les somme d’abdiquer.
Il fait un froid soviétique à Grazovietz durant l’hiver 1940-1941. Au printemps précédent, des milliers d’officiers polonais ont été arrêtés et emprisonnés à Starobielsk. Ce que ni Czapski ni ses camarades de détention ne savent au moment où ces conférences sont prononcées, c’est qu’ils seront les seuls à survivre à ces arrestations, les autres ayant été radicalement exterminés lors des massacres de Katyn.
Czapski n’a pas un livre sous la main, uniquement sa mémoire, fabuleuse. Il rend compte de son admiration pour l’oeuvre de Proust qu’il a lue en français. Il expose le contexte littéraire de l’époque, dessine un portrait biographique de Proust, souligne à quel point son oeuvre fut dépendante de sa vie. Il cite Proust de mémoire, décrit son style, cet » immense fouillis d’associations » et de métaphores grâce auquel » un seul goûter chez une duchesse peut remplir tout un gros volume « .
Il explicite quelques-uns des thèmes récurrents de l’oeuvre, appuyant sa démonstration sur des exemples précis. Il dresse un saisissant portrait de Proust en son temps, de Proust auteur et narrateur de La recherche… avant toutes les sommes qui lui seront consacrées. Et comment ne pas voir dans la description de Proust agonisant que son travail littéraire consume, une métaphore de Joseph Czapski consacrant ses forces, peut-être ses dernières, à nourrir intellectuellement ses camarades…
Anecdote précieuse, il rapporte une discussion avec le traducteur polonais de Proust. Elle fait sourire… ou frémir :
Quand il s’agit de la Pologne, la phrase énorme de Proust est inacceptable. N’en ayant pas les moyens, la langue polonaise exigerait des « który, która » (« que » en polonais) sans fin. Mais Boy, dans sa traduction, alla plus loin encore. Il fit paraître ces volumes avec une impression bien plus lisible , avec les alinéas, avec des dialogues pas en fouillis dans le texte mais menés de ligne en ligne. Le nombre des volumes dans sa traduction est double. « J’ai sacrifié le précieux pour l’essentiel », affirmait Boy. Le résultat immédiat fut que Proust se lisait si facilement dès sa parution en polonais qu’on aimait à raconter une blague à Varsovie, qu’il faudrait retraduire Proust en français d’après sa traduction polonaise, et que c’est alors seulement qu’il deviendrait un écrivain enfin populaire en France.
Outre révéler un fin commentateur de Proust, ce texte souligne à l’évidence ce que peut la littérature. On admire l’immense culture de Joseph Czapski mais on n’oublie jamais le contexte d’énonciation et on s’émeut. Proust et avec lui toute la littérature et l’art en général ne sont pas divertissements pour quelques oisifs ou idéalistes : ils sont la force, la vie, la raison d’être d’hommes qui n’ont plus rien sinon l’art pour survivre.
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Proust contre la déchéance. Conférences au camp de Griazowietz
Joseph Czapski
Noir sur Blanc, 1987 & 2011
ISBN : 978-2-88250-246-9 – 93 pages – 16 €
Première transcription en français : 1943 ; première traduction en polonais : 1948
J’ai beaucoup apprécié cette lecture et comme tu le dis, on n’oublie jamais le contexte. Un livre qui marque.
Il a aussi écrit un texte, au sortir de la guerre, sur ses recherches autour de Katyn. Je crois que je vais le lire aussi.
Un livre à lire, pour l’admiratrice de Proust que je suis ! D’autant plus que la réflexion sur l’importance de la littérature, et de l’art en général, dans les conditions dans lesquelles ont vécu ces hommes, m’intéresse beaucoup.
La façon dont il évoque Proust et son oeuvre de mémoire, comme ça, sachant en plus que le français n’est pas sa langue maternelle est vraiment impressionnante…
Une lecture très forte que j’avais beaucoup aimé.
Je crois que l’on ne l’oublie pas.
Bonjour Sandrine, très beau livre que tout le monde devrait lire. Bonne après-midi.
Oui, pour tout ce qu’il dit sur Proust et pour le livre lui-même, pour la leçon de résistance qu’il est.
Ça fait envie… mais j’attends déjà de recevoir le roman israélien publié aux Editions Noir sur blanc que j’ai commandé en librairie -et qui se fait longuement désirer…-, en espérant avoir le temps de le lire avant la fin du mois !
Aïe, ce n’est pas la première fois : à l’évidence les libraires ont parfois des difficultés à fournir les livres des petits éditeurs 😦
Je l’ai finalement reçu à temps, le hic, c’est que je n’ai pas réussi à dépasser les 5 premières pages, le style est très rebutant, non pas complexe, mais inutilement compliqué, du coup le texte est confus (et disons-le clairement, imbuvable….). Du coup, j’en ai remplacé la lecture par un roman de Dongala, ce qui me permettra de participer à la LC du 24, comme je l’ai indiqué sur la page Facebook du groupe Lire le monde. Dommage, je me faisais une joie de découvrir un petit bout de littérature israélienne contemporaine…
Ah mais mince, c’est très dommage ça : dommage pour le livre acheté et dommage que nous ne bénéficions finalement pas de ton avis. Je ne connais pas non plus beaucoup cette littérature et un billet sur quelque chose d’original m’aurait certainement tentée… De quel auteur s’agit-il ?
En tout cas, ravie que tu nous rejoignes pour Dongala.
L’auteur s’appelle Haïm Lapid, et le titre du roman est Un nid de fourmis dans la tête. Il s’agit d’un roman noir au -je cite la 4e de couverture- « dénouement inattendu, portant à son point culminant l’angoisse dégagée par cette histoire qui donne de la société israélienne, un tableau aussi déroutant que fascinant »…
Tentant, n’est-ce pas ? Bon, je vais lui laisser une 2e chance, je ne l’ai peut-être pas entamé au bon moment … disons que les 1ères pages sont abruptes, et ma crainte est que la suite soit à l’avenant.
Aaah ça, ça m’intéresse grandement ! Le contexte de ce récit, la littérature pour tenir face à l’adversité, Proust (en plus, maintenant je l’ai lu), un auteur polonais (je les apprécie de plus en plus), tout est réuni pour me toucher, je sens.
Mais oui, c’est tout à fait un livre pour toi car je ne doute pas qu’il saura te toucher.
Comme je désespérais de trouver une lecture pour ce mois, j’ai failli relire ce Proust contre la déchéance (bien placé sur mes étagères au rayon Proust), mais j’ai englouti un autre roman finalement. En tout cas, un indispensable!!! (j’espère que A girl va le découvrir)
Comment ça, il n’y a pas de Noir sur Blanc à Romo ???!!
Si, si, plein plein même, et j’avais emprunté un truc sur des iles au nord de la Russie, mais… comment dire? Il faut quand même que la lecture me plaise, pas uniquement être de l’éditeur choisi, alors c’est compliqué. ^_^ Mais j’y arrive!
Cet été, Je me lance dans a la recherche du temps perdu, alors peut-être qu’après…
Tu pourras confronter tes interprétations de l’oeuvre à celles de ce fin lecteur, c’est très enrichissant.
comme je comprends cet homme quand on n’a plus que des problèmes en tête se souvenir de textes de la recherche permet de se sentir mieux
D’autres prisonniers comme lui donnaient des « conférences » sur d’autres sujets : c’est tellement fort cette image du savoir qui aide à faire face à la barbarie…
un livre que j’ai aimé, chroniqué et que j’ai encore en mémoire
je suis admirative de cet homme qui poursuit contre vents et marées de se battre, de maintenir la culture comme un bien précieux
Ca me semble très intéressant… Je note cette référence dans mon calepin….
Je pense que ce livre te conviendra parfaitement.
J’ai l’impression qu’il est pour moi celui-là, proust et la place de la littérature dans l’humanité du monde enfin bref…