Frankenstein à Bagdad de Ahmed Saadawi

Frankenstein à BagdadOn imagine le quartier qu’a été Batawin : des gens qui se regardent et qui jasent, qui médisent, colportent, s’envient souvent et pourtant vivent ensemble. Beaucoup d’animation dans un quartier populaire qui jadis a connu son heure de gloire mais qui désormais, en 2005, tombe quasi en ruine. Ça n’empêche pas Elishua Oum Daniel d’attendre son fils parti à la guerre vingt ans plus tôt, Faraj al-Dallal de tenter de racheter tous les bâtiments alentour et Hadi al-Attag de boire.

Mais tout ça, c’était avant. Avant qu’à Bagdad explosent chaque jour des bombes qui apportent leur lot de victimes innocentes, jonchant les rues de cadavres. Hadi ne reconnaît plus sa ville dans laquelle on trouve des membres humains à chaque coin de rue. Il doit reconnaître un ami à la morgue mais comment faire : son corps a été pulvérisé… Alors il ramasse là une main, là un nez et compose peu à peu un corps fait de tous ces morts anonymes et éparpillés.

Habib est l’une des victimes de ces attentats aveugles : jeune garde du Novotel, il est tué lors d’un attentat à la voiture piégée. Son âme s’égare et rencontre le « corps » créé par Hadi, un corps sans âme. L’âme d’Habib s’en empare, s’incarne et s’en va dans les rues de Batawin. L’étrange créature rencontre alors Elishua qui reconnaît en lui son fils Daniel, enfin de retour : elle savait qu’il lui reviendrait.

Une âme, un corps, une identité : voilà le Trucmuche, véritable Frankenstein à Bagdad qui va semer la terreur. Car le Trucmuche a une mission : venger les morts dont il est fait. Les victimes en lui crient vengeance et il s’emploie à faire justice. Mais il se décompose, il lui faut d’autres membres, d’autres morts, toujours plus de morts…

Le corps de ce Frankenstein à Bagdad est à l’image de la ville devenue le théâtre d’un carnage quotidien où on ne sait plus qui est innocent, qui est responsable. C’est là qu’une poignée de protagonistes tente de vivre au quotidien, et en particulier le jeune Mahmoud al-Sawadi, journaliste débutant. Il admire son chef Ali Bahir, qu’il souhaite égaler en tout, et en particulier dans ses conquêtes féminines. Ali lui fait confiance et le jeune homme progresse dans la carrière mais des voix contraires le mettent en garde contre cet homme si proche des politiciens et des Américains.

Car oui, le problème de Bagdad réside aussi, surtout, dans la présence des troupes américaines. On leur doit la mise en place de la brigade de Surveillance et d’Intervention,

une unité de renseignements spéciaux mise en place par les Américains, largement soumise à leur autorité jusqu’alors, dont la tâche était d’enquêter sur tous les crimes étranges et sur certains mythes et légendes qui naissaient d’incident particuliers, afin d’en dégager les faits réels et véridiques, et, plus important encore, de prédire les incidents à venir, explosions à la voiture piégée, assassinat de hauts responsables ou meurtre de dignitaires, etc.

Des attributions qui rappellent celles de certains détectives de l’Etrange. Et de fait, Majid Sourour, responsable de la brigade s’entoure d’astrologues capables de prédire les attentats. Il suffit ensuite que ses troupes désamorcent les bombes plutôt que de courir se mettre à l’abri…

Frankenstein à Bagdad aurait pu être un livre grave, presque sinistre sur la situation de la ville au moment de l’occupation américaine. Aucun habitant en se levant le matin ne sait s’il sera toujours vivant le soir venu. Pourtant, c’est un roman où l’humour est omniprésent, il est même la tonalité dominante.

Ahmed Saadawi utilise un vieux mythe littéraire et une veine fantastique pour mettre en scène une situation on ne peut plus réaliste et douloureuse. Il permet la distance mais aussi toutes les métaphores. Je vois en ce Frankenstein l’incarnation de la mort aveugle pour les uns, de l’espoir pour les autres. Créature de fiction, il est le mensonge qui incarne la vérité, toutes les vérités. Il est ce qu’on ne comprend pas. Comme tous les monstres et comme la mort, il fascine et on le craint. Alors pour mieux le tenir à distance, on l’appelle le Trucmuche et le voilà soudain bien moins terrible. La fiction permet ça : tenir l’angoisse à distance, au moins le temps d’un livre.

Ce n’est pas la moindre qualité d’Ahmed Saadawi que de nous donner à voir ce quartier de Batawin et la ville de Bagdad littéralement en guerre. La ville est sous nos yeux, vivante et moribonde. Que d’énergie, d’espoirs, de cynisme et de vie chez ces habitants. Une fois passé l’écueil des très nombreux personnages et de leurs noms parfois difficiles à identifier (Abou, Habib, Hadi, Aziz…), c’est l’Orient qui s’invite en ce roman à la narration inhabituelle et riche. La ville éventrée, sillonnée de soldats, parsemée de membres humains est un danger permanent, le creuset même de la violence.

C’est une chance de pouvoir découvrir aujourd’hui en France ce fantastique irakien moderne dont on ne sait pas grand-chose. On n’a peu l’habitude d’envisager ce pays sous le prisme des littératures de l’Imaginaire, et on découvre comment un auteur contemporain s’empare d’un mythe occidental pour dire de façon apparemment plus légère la situation de son pays. C’est un enrichissement et un plaisir.

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Frankenstein à Bagdad (رانكشتاين في بغدادفر, 2013), Ahmed Saadawi traduit de l’arabe (irakien) par France Meyer, Piranha, août 2016, 378 pages, 22,90€

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