A l’issue de La promesse de l’aube, on se demande s’il est bon d’être aimé à ce point. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’un des plus beaux romans d’un fils pour sa mère. Romain Gary, devenu celui qu’elle a toujours voulu qu’il soit, écrit pour elle, pour lui et pour nous un roman drôle à chaque page et qu’on termine en larmes.
Le petit Romain n’a jamais connu son père : sa mère a fui la Russie révolutionnaire (où il est né, affirme-t-il ici) d’abord pour Wilno alors polonaise. Mère abandonnée, elle n’a que lui et ne vit que pour lui. Il est toute sa vie, elle le défendra bec et ongles et lui imaginera un avenir glorieux à la mesure de son amour. Son fils, c’est sa revanche sur la vie, et elle la veut éclatante, triomphante. De son côté, il adore sa mère, fait tout (y compris lui mentir) pour lui faire plaisir et surtout pour réaliser ses rêves à elle. Il n’a qu’une hantise : ne pas être à la hauteur et la décevoir.
Pour gagner leur vie, celle qui se prétend actrice ment, invente et façonne le monde. Elle ne cesse d’affirmer que son fils sera un grand homme. Devenu effectivement un grand homme, Romain Gary ment et invente pour les besoins de la cause romanesque et n’hésite pas à falsifier sa vie dans un écrit autobiographique comme celui-ci : comme si sa vie n’avait pas été assez romanesque, il y ajoute ici et là quelques épisodes de son cru.
Au moment où paraît La promesse de l’aube, en 1960, sa mère est morte depuis longtemps. Il est un écrivain célèbre, connu pour son humour. C’est cet humour dont il use ici avec beaucoup de délicatesse envers sa mère qu’il sait excessive. Il peint « sa violence, ses sautes d’humeur, son manque de mesure, son agressivité, son attitude, son goût du drame »… tout ce qui fait d’elle une mère hors norme, possessive, envahissante, vulgaire. Plus d’une fois, ses démonstrations publiques d’affection et d’admiration ont mis son fils dans l’embarras, enfant comme à l’âge adulte.
Vingt personnes devaient me rapporter une scène effarante, dont le spectacle, grâce au ciel, me fut épargné, mais qui me fait encore rougir de honte lorsque j’y pense, et où ma mère, debout sur une chaise devant l’étalage de légumes de M.Pantaleoni, brandissant sa canne, invitait le bon peuple à refuser l’armistice et à aller continuer la guerre en Angleterre, aux côtés de son fils, le célèbre écrivain, lequel était déjà en train de porter à l’ennemi des coups mortels. Pauvre femme. Des larmes me montent aux yeux lorsque je pense que la malheureuse finissait sa tirade en ouvrant son sac et en exhibant une page d’hebdomadaire qui contenait une nouvelle de moi. Il y a dû y avoir des rieurs. Je ne leur en veux pas. Je m’en veux seulement d’avoir manqué de talent, d’héroïsme, de n’avoir su être que moi. Ce n’est pas ce que j’aurais voulu lui offrir.
Elle inocule à son fils l’amour de la France, une France de contes de fées, sans taches et haute en couleurs ; il ne s’en départira jamais.
Mais je n’y suis pour rien : j’ai été élevé ainsi. Essayez donc d’écouter, enfant, dans les forêts lituaniennes, les légendes françaises ; regardez un pays que vous ne connaissez pas dans les yeux de votre mère, apprenez-le dans son sourire et dans sa voix émerveillée ; écoutez, le soir, au coin du feu où chantent les bûches, alors que la neige, dehors, fait le silence autour de vous, écoutez la France qui vous est contée comme « Le Chat botté » ; ouvrez de grands yeux devant chaque bergère et entendez des voix ; annoncez à vos soldats de plomb que du haut de ces pyramides quarante siècles les contemplent ; coiffez-vous d’un bicorne en papier et prenez la Bastille, donnez la liberté au monde en abattant avec votre sabre de bois les chardons et les orties ; apprenez à lire dans les fables de La Fontaine – et essayez ensuite, à l’âge d’homme, de vous en débarrasser. Même un séjour prolongé en France ne vous y aidera pas.
Après la faillite de leurs affaires en Pologne où la mère a créé une fausse succursale française d’une maison de luxe, ils s’installent à Nice. Elle y fait tous les métiers pour permettre à son fils d’étudier. Après avoir fait un trait sur la musique, la peinture, la danse, il reste la diplomatie et la littérature, « dernier refuge, sur cette terre, de ceux qui ne savent pas où se fourrer ». Le petit Romain écrit, polit ses vers et se cherche un pseudonyme (quel malheur qu’il faille renoncer à Shakespeare, Tolstoï ou Victor Hugo : c’était tout à fait ce qu’il fallait à son fils !). Il travaille, travaille et travaille encore car rien n’est trop beau pour elle.
De même, quand il « désertera » l’armée française pour rejoindre en juin 1940 l’armée de Gaulle, c’est plus pour elle qu’il le fait, pour que la France ressemble à son rêve, pour qu’elle ne démérite pas ni lui non plus. Pendant toute la guerre, elle sera à ses côtés par ses lettres mais aussi par sa présence, lui disant ce qu’il est correct de faire ou non.
Romain Gary choisit l’humour qui tient lieu de clairvoyance. Il sait que sa mère l’a trop aimé et qu’il est depuis sa mort un enfant éternellement perdu et insatisfait. Mais il l’aime à chaque page et nous la fait aimer, nous la fait approcher et comprendre. Il est conscient qu’elle lui a forgé une statue beaucoup trop grande pour lui. Que le poids des rêves maternels l’écrase et l’empêche de s’apprécier. A la fin de la guerre, décoré par le général de Gaulle lui-même, il sort vivant des rangs de l’aviation qui ont vu périr tant de braves. Des décennies plus tard, il affirme encore :
Je veux, je tiens aujourd’hui encore, à m’expliquer là-dessus. En toute sincérité, je ne vois rien, dans mes pauvres efforts, qui aurait pu justifier une telle distinction. Ce que je pus faire, tenter, à peine esquisser, est ridicule, inexistant, nul, comparé à tout ce que ma mère attendait de moi, à tout ce qu’elle m’avait appris et raconté de mon pays.
Son pays, c’est la France, il le clame avant même d’être naturalisé. Et la seule gloire qu’il se concède, qui revient comme un running gag tout au long du roman, c’est son titre de champion de ping pong au tournoi de Nice en 1932…
La fin n’est pas seulement triste, elle est très émouvante. On s’attend bien sûr à l’inévitable récit de la mort de sa mère, mais pas comme ça. Le lecteur comprend avant même que Romain Gary n’explique comment pour lui elle a vaincu la mort et la pudeur du récit serre les tripes.
Avec La promesse de l’aube, Romain Gary se livre à une psychanalyse publique qui devient œuvre d’art. Quasi tout ce qu’il conte est dramatique sur le moment ou dans ses conséquences et pourtant c’est bien le ton de la comédie qu’il choisit. Certains souvenirs sont autant de sketches très visuels et drôles qui souvent laissent pointer la peine. Romain Gary se regarde enfant, essaie de se comprendre à travers le petit garçon et crée ainsi un chef d’œuvre, tout juste comme elle le voulait…
« La Compagnie des auteurs » a récemment consacré une série de quatre émissions à Romain Gary dans lesquelles il apparaît clairement que l’auteur a passé sous silence bien des épisodes de son enfance, en a falsifié d’autres notamment concernant son père et son frère. La fiction au service de l’autobiographie…
Romain Gary sur Tête de lecture
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La promesse de l’aube
Romain Gary
Gallimard (Folio n°373), 1990 (parution originale : 1960)
ISBN : 2-07-036373-2 – 390 pages
Ah oui c’est magnifique. À lire et à relire ! (bonne journée !)
Des siècles que je me promets de la lire
On m’en parle souvent et il est bien noté dans ma liste. Il faut décidément que je me lance ! Une piqure de rappel qui a du bon.
Entièrement d’accord : magnifique roman et magnifique plume ! Gary est d’ailleurs un véritable personnage de roman.
Ah oui, quel livre magnifique, lu et relu pour ma part et offert aussi…
Bon été 🙂
Je l’ai lu il y a longtemps et il m’avait beaucoup plu.
je l’ai lu, relu, fait lire, et toujours avec le même succès. Dernièrement, je l’ai re- relu avec le livre de Laurent Seksik « Romain Gary s’en va-t-en guerre » et j’ai beaucoup apprécié les deux lectures en les confrontant.
Mon fils, qui lit deux livres par an (quasi sous la contrainte) est en train de le lire avec plaisir : ô joie, ô bonheur !
J’avais adoré ce livre ! Romain Gary est un de mes auteurs chouchou !^^
Mon préféré de Gary, qui est pour moi un des meilleurs de son temps. Vu aussi le très beau film de Jules Dassin adapté du roman, avec Mélina Merkouri, magistrale.
Un superbe roman! C’est vraiment le livre de l’amour maternel…et la fin est absolument magnifique…
effectivement, les recherches de 2014 en Lituanie ont démontré que Romain Gary avait réécrit l’histoire (ses parents étaient mariés, et le père était avec eux jusqu’à ce que Romain ait 11 ans; il avait un demi-frère aîné du côté de la mère, mort à 20 ans, mais avec qui il a vécu durant ses premières années…) mais finalement ces découvertes renforcent encore ce lien mère-fils décrit dans La Promesse de l’Aube…
Quand même, écrire que son père est mort de peur à l’entrée de la chambre à gaz, il faut qu’il n’en ait pas eu une haute idée… J’ai écouté plusieurs émissions depuis cette lecture et souvent les gens pensaient que Gary était désagréable, assez prétentieux. Il a vraiment réussi son coup avec ce texte parce qu’on a juste envie de le prendre dans nos bras et de le bercer en le réconfortant…
Il n’a jamais dû parvenir à accepter la « trahison » du père qui a quitté sa mère pour une autre, et a eu deux autres enfants avec sa deuxième femme…maintenant que les mensonges ou les arrangements avec la vérité ont été découverts, toutes les informations qu’il donne dans La promesse de l’aube sont soumises au doute : il dit qu’il a reçu une lettre lui annonçant cette mort « de peur »… a-t-elle vraiment existé? sans doute que non, mais peut-être que si…
Un titre que j’ai envie de lire, là tout de suite, maintenant ! C’est malin ! Je suis en plein dans Limonov de Carrère et ta note fait écho à quelques thèmes communs, notamment sur les rapports entre biographie, autobiographie, réalité. En ce qui me concerne, la véracité des faits importe moins que leur justesse en écriture. Tant, évidemment, que l’auteur ne triche pas avec la grande histoire, sa petite histoire peut être réécrite, finalement, me semble-t-il …
On en revient toujours à la fameuse citation dans Liberty Valance : « When the legend becomes fact, print the legend »… La fiction vaut parfois mieux que les faits, surtout sur le mode romanesque !
Un roman qui est dans ma liste à lire depuis bien longtemps et physiquement dans ma pile depuis une dizaine de jours.
Je suis ravie de pouvoir lire ton commentaire, je me demandais si ce n’était pas déjà un classique déjà lu par tout le monde (ou presque).
Une lecture marquante que j’avais beaucoup aimée.
Un des romans qui m’a le plus marquée encore à ce jour. J’ai pleuré, beaucoup.
J’étais en effet très étonnée d’apprendre qu’il avait connu son père mais cela ne gâche en rien le bonheur d’avoir lu ce roman que je rapproche du Livre de ma mère d’Albert Cohen, également sublime
un des plus beaux romans, c’est sûr !!! J’aimerais le relire, tiens!
Je me souviens l’avoir terminé en larmes sur un banc au bord du lac, et même si j’avais déjà beaucoup aimé « Les cerfs-volants » et « Gros-Câlin », c’est depuis « La promesse de l’aube » que je voue un amour indéfectible à son auteur.
Je crois que je l’ai lu il y a très longtemps… Mais vu comme tu en parles je devrais m’en souvenir, or ce n’est pas le cas 😦 !
Bon, eh bien je pense qu’il faut que je le relise alors.
Relire des classiques fait quand-même sacrément du bien parfois.
J’ai adoré ce livre aussi…
Ta chronique est très belle Sandrine !
Je ne l’ai pas (encore) lu !