Orphelin de mère, battu et exploité par celle qui se prétend sa marraine, Liborio (dont on ne saura le nom que très tard) n’a rien à perdre à traverser la frontière, le rio Grande. Quand le lecteur fait sa connaissance, il est depuis quelques temps employé dans une librairie hispanique. Son patron l’héberge dans une mezzanine au-dessus de la librairie, plus pour qu’il la surveille la nuit que par charité. Il en profite pour lire ce qui lui passe sous la main, que faire d’autre quand on s’ennuie…
Il a repéré dans le quartier une très jolie fille qu’il appelle la gisquette et passe des heures à ranger ou nettoyer la vitrine dans l’espoir de la voir passer. Quand il voit des types la coller de trop près dans la rue, il fonce et envoie au tapis le type qui « lui a palpé le cul avec ses doigts mycosiques ». Peu de temps après, ils sont plusieurs à l’attendre à l’arrêt de bus : ils le frappent jusqu’à le laisser pour mort…
Mais c’est un dur à cuire ce Liborio ! On s’en rend compte à travers quelques épisodes de son passé qu’il raconte, comme son passage de la frontière durant lequel il a failli mourir, mais aussi à travers son destin ou au moins ce qui s’en dessine. Certains se rendent compte que ce jeune homme est un vrai costaud, qu’il tape dur et encaisse sans broncher. Certains ont filmé quand il se faisait taper dessus, mais aussi quand il a fracassé un prétendu futur champion de boxe du seul coup.
Gabacho aurait pu être un énième roman sur les clandestins mexicains aux États-Unis. Il est bien plus que ça grâce à la langue extraordinaire de vie et d’inventivité maniée par Aura Xilonen, très jeune auteur remarquée. Le langage de Liborio est un feu d’artifice permanent, mêlant la vulgarité agressive et le mot rare. C’est que le jeune clandestin désoeuvré lit le dictionnaire lettre par lettre pour tenter de comprendre ce qui lui échappe dans les livres. Son patron le traite comme un demeuré, l’insulte sans cesse mais stimule son besoin d’apprendre.
Leurs maudites lumières me tatouent les yeux comme si j’étais un lapin ou un chat complètement débiles, terrorisé : un chalapin imbécilement chassé à la lampe. Les pierres me font mal, c’est que je suis sorti pieds nus de cette maison à la con. La douleur, vive, part de la plante des pieds et me remonte jusque dans la colonne ; et les pierres s’accumulent, comme des aiguilles sur mes nerfs. Je vois la ville au loin, ses réverbères térébenthine qui dessinent les lignes abruptes des gratte-ciel où quelques bureaux sont encore éclairés. Leurs lumières rouges qui dans la confusion de tout à l’heure me faisaient penser à des phares, ont l’air désormais de boutonnières lugubres, cousues sur le firmament nocturne. « Fuck you ». Je continue à gueuler ma colère dans les airs comme la pluie une nuit d’ouragan, et j’avance, à cran, vers la ville, comme un pèlerin sempiternel.
Liborio raconte son passé à Aireen, la gisquette, dans des lettres qui entrelacent le récit de ses galères présentes. Une journaliste, de ceux qui ont filmé son passage à tabac, l’emmène dans sa superbe villa et lui propose une interview. Il s’enfuit, se retrouve à la rue, affamée, toujours à craindre la police de l’immigration. Puis il atterrit dans un foyer où une poignée d’anonymes s’occupe d’autres anonymes encore plus dans le besoin qu’eux. Il découvre la solidarité, et bientôt la boxe qui met en valeur ses grandes capacités à envoyer au tapis en quelques secondes le plus terrifiant des adversaires. Presque sans faire exprès !
Il est bien sûr question dans ce roman de la condition des clandestins aux États-Unis, des difficultés qu’ils affrontent, de l’indifférence ou de la haine qu’ils suscitent. De l’attitude de la police à leur égard. Mais il y a aussi, peut-être surtout, la formidable solidarité qui naît autour de Liborio, la vitalité qui l’habite et tout ce qu’il apporte autour de lui. On est loin de l’image du parasite qui vit au crochet de la société américaine. C’est symboliquement dans la langue que se traduit la fusion : le spanglish, le vulgaire, le soutenu, tout se mêle pour créer une langue vivante, innovante. Et Liborio de se demander :
Charabia foireux. Charabia banal. Charabia obnubilé. Pourquoi ces pingres d’écrivains, ils inventent rien de nouveau sous le soleil ? Juste des mots qui ont déjà été mis en boite dans le dictionnaire.
Une belle découverte qui enchante par son inventivité et sa maîtrise stylistique. Félicitation à la traductrice, Julia Chardavoine dont on peut lire une interview.
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Gabacho
Aura Xilonen traduite de l’espagnol par Julia Chardavoine
Liana Levi, 2017
ISBN : 978-2-86746-880-3 – 363 pages – 22€
Campéon Gabacho, parution originale : 2015
Ton billet me donne envie de découvrir ce personnage.
Roman mexicain « qui enchante par son inventivité et sa maîtrise stylistique », voilà qui est tentant déjà, mais ce qui m’intrigue encore plus, c’est qu’il est écrit par une jeune femme d’à peine 22 ans. Là ça me rend drôlement curieuse !
Le jeune âge de l’auteur y était aussi pour beaucoup dans mon envie de découvrir ce texte. Plus tous les éloges lus ici et là…
Je suis très tentée aussi !
Un sujet qui, bien sûr, m’intéresse. Si, en plus, le traitement est digne d’intérêt…
La langue d’Aura Xilonen est très originale : je pense que tu l’apprécieras.
Très tentée après la lecture de ta chronique