Kérosène de Bujak et Macola

A l’initiative du blog Book’Ing, je continue à lire sur les minorités ethniques. J’ai choisi Kérosène, une bande dessinée qui traite des manouches, qu’on appelle poliment les gens du voyage. S’il y a une communauté peu appréciée, c’est bien celle-là. On les dit voleurs, profiteurs, sales, malpolis, violents… on s’en méfie. Ils forment un groupe en apparence fermé que les non manouches, les gadgés, ont peu envie de côtoyer.

De la graine de vauriens, des cambrioleurs, des voleurs de cuivre, des bagarreurs mal rasés qui sillonnent les routes de France et de Navarre à bord de grosses bagnoles tractant d’énormes caravanes. Des gens peu fréquentables, dont il faut se méfier et qui n’apportent que des ennuis… 

Sans doute y a-t-il parmi les manouches des voleurs, des profiteurs et des malpolis. Mais des gens comme ça, il y en a partout. Et s’ils semblent peu ouverts, c’est aussi parce qu’on n’a pas envie d’aller vers eux tant leur mode de vie et leur apparence diffèrent des nôtres. Piero Macola, illustrateur et Alain Bujak, photographe, qui les ont rencontrés à l’occasion de leur déménagement, les décrivent accueillants. Les sobres dessins au crayon de couleur laissent parfois la place à quelques photos en noir et blanc très réalistes.

Il existe des manouches sédentarisés. C’est le cas de ceux de Mont-de-Marsan qui depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale vivent au camp du rond, un ancien camp militaire allemand. Autant dire qu’il est devenu leur territoire depuis plusieurs générations. C’est là que s’entassent des logements extrêmement précaires où vivent des familles qui côtoient la misère au quotidien. Mais le terrain a été vendu à l’armée et ils doivent partir. Pour les reloger, la mairie est allée à leur rencontre et un projet est né : l’installation des cinquante-deux familles dans des logements neufs du quartier Gouillardet à Mont-de-Marsan.

Ils ne vivront plus dans les anciens baraquements ni dans des caravanes mais dans des logements salubres et fonctionnels. Surtout, ils ne seront plus sur le trajet direct des avions militaires qui lâchent toujours un peu de kérosène et provoquent des nuisances sonores insupportables : ils vivent dans une zone A où selon le code de l’urbanisme, personne ne devrait vivre.

Alors, contents les manouches qu’on leur construise de gentilles petites maisons ? Eh bien non, pas vraiment. Le camp du rond, c’est chez eux et les avions font partie de leur quotidien. Ils n’ont de compte à rendre à personne, ils font ce qu’ils veulent, ensemble. Dans les nouvelles maisons, ils seront comme prisonniers. Dans ces maisons, ils ne sont plus des manouches mais des gens comme les autres. Même s’ils gagnent en confort et en salubrité, ils perdent beaucoup, leur âme peut-être, leur identité sans doute.

Les deux auteurs ont suivi les manouches sur ce projet pendant plusieurs années. Ils semblent avoir été acceptés et bien connaître ces familles. Ils exposent également les démarches de la municipalité qui semble bienveillante. On comprend la difficulté des manouches à quitter l’endroit où ils ont grandi, leur chez eux : ils se sont très bien faits à la sédentarisation et ont gardé leur façon de vivre, sans voyager. Intéressée par le sujet, j’ai fait quelques recherches sur Internet et pu constater que le projet a traîné (ce qui n’est pas décrit dans cette bande dessinée) et qu’au final, les manouches avaient hâte de quitter le camp du rond.

Le but des auteurs me semble-t-il est de contrer les préjugés à l’encontre des manouches. Par exemple, ils prennent soin d’expliquer que chez Marie, tout est très propre : « la propreté des intérieurs est quasiment une obsession » et que les hommes travaillent dur comme ferrailleurs. Les quelques photos d’Alain Bujak, qui donnent un aspect à la fois documentaire et artistique à l’ouvrage, montrent des manouches qui ne correspondent pas physiquement à ceux qui vendent des paniers sur les marchés, pas du tout. Et donc, par association d’idées, pas à ceux qui laissent les aires de gens du voyage dégueulasses après leur passage et crament des voitures. Parce que ceux-là existent aussi. Et s’ils ne sont qu’une minorité dans la minorité, ils font du tort à tous et contribuent à renforcer l’hostilité à leur égard.

Kérosène, empreint d’émotion et d’humanisme, pourra-t-il faire changer notre regard ? La cohabitation entre les manouches et les habitants du quartier des Gouillardet s’annonce difficile. L’ouvrage date de 2017, je ne sais pas ce qu’il en est dans les faits.

 

Kérosène

Alain Bujak et Piero Macola
Futuropolis, 2017
ISBN : 978-2-27548-1474-4 – 132 pages – 21 €

 

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13 Comments

  1. Cela m’intéresse. Dans ma petite ville ils sont mal vus, pourtant sur les terrains qui leur appartiennent (je ne parle donc pas des aires de passage officielle) c’est nickel de propreté!
    Comme pour tout le monde, il ne faut pas généraliser.

      1. J’en connais certains, parfaitement corrects, assez communautaires tout de même. Mais je comprends, ils sont si mal vus en général.

      2. J’habite en Hongrie, un pays où il y a une population tzigane importante, près de 10% de la population. Ils se sont installés dans le pays il y a plusieurs centaines d’années et malgré cela ils sont loin d’être intégrés à la population. Ils sont très solidaires, de véritables clans qu’il ne fait pas bon gêner. Un problème qui n’a pas l’air d’évoluer.

      3. Merci pour ce point de vue. Il y a sans doute des clans qui sont moins assimilables que d’autres. Il est question dans la BD de perte d’identité : se sédentariser, vivre dans des pavillons neufs, adopter les habitudes des autres c’est aussi perdre ses traditions et donc son identité…

  2. C’est un sujet très intéressant. En revanche, c’est dommage qu’on ne sache pas comment la situation a évolué dans le quartier des Gouillard depuis 2017.

  3. Le regard porté sur cette communauté dans « Grâce et dénuement », le beau roman d’Alice Ferney, est plus « cru », me semble-t-il, bien que sans jugement. Finalement, ils sont comme tout le monde, ni pires ni meilleurs, quoi… ce qui crispe les relations, c’est la différence entre leur mode de vie, leur culture, et les nôtres.

  4. A Rouen, on les a collés dans une zone près de Lubrizol et je ne sais pas trop où en est le problème. Personne n’en veut nulle part ; les mentalités n’évoluent pas à leur propos, avec des clichés qui datent de Mathusalem. L’album est à la bibliothèque, je le note à emprunter.

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