Le roi et l’horloger d’Arnaldur Indridason

C’était au temps lointain où l’Islande appartenait au Danemark. Jon Sivertsen, un vieil horloger islandais découvre au château royal de Christiansborg à Copenhague une horloge astronomique presque en ruine assemblée en l’an de grâce 1592 soit deux cents ans plus tôt. Il y reconnaît un chef d’oeuvre du grand horloger suisse Isaac Habrecht et décide de la restaurer.

C’est ainsi qu’il en vient à parler avec Christian VII, roi du Danemark qui à l’occasion d’une errance dans son palais vient de temps en temps le retrouver dans son atelier. C’est en soi exceptionnel puisque le vieil horloger en tant que rien du tout n’a même pas le droit de s’adresser à sa majesté… Mais le roi l’interroge sur sa vie et surtout sur son pays. Jon dévoile que son père a été exécuté quelques cinquante ans plus tôt ainsi que sa gouvernante Gudrun sur ordre de Frederik V, père du roi Christian. Dès lors, bien que tout suspens soit dévoilé quant au sort de Sigurdur, le père de Jon, le lecteur est totalement happé par le récit de ses malheurs jusqu’à l’exécution tellement injuste de cet homme et de sa gouvernante.

A plusieurs reprises, les proches du roi Christian VII viennent trouver Jon pour lui demander ce qu’il raconte au roi et même lui interdire de continuer son récit islandais qui perturbe beaucoup le monarque déjà mentalement fragile. Mais telle Shéhérazade, Jon raconte et raconte encore car le roi lui, veut en savoir plus.

Deux histoires de familles et de paternités illégitimes sont au coeur de ce roman : celle de Jon et celle du roi Christian VII qui lui fait écho sans que Jon le sache.

La belle Elga est enceinte de Gunnar. Elle souhaite épouser son amant mais son père et ses oncles refusent car l’homme n’est qu’un pauvre ouvrier. Elle va trouver Sigurdur qui lui a manifesté de l’intérêt. Il accepte de l’épouser et même de reconnaître l’enfant comme le sien. Ils en auront deux autres, dont Jon. Sigurdur élève les trois enfants ensemble, sans distinction et sans rien leur dire de l’usurpation de paternité. Bien des années plus tard, Einar, le garçon d’Helga que Sigurdur a reconnu, a un fils de Gudrun, une servante de la ferme.

Puis Gudrun va travailler à la ferme de Sigurdur. Elle devient sa gouvernante puis sa maîtresse et tombe enceinte. C’est là que les problèmes commencent. Le père de son enfant à naître est aussi le grand-père de son premier enfant, pense-t-elle avant que Sigurdur ne lui avoue qu’il n’est pas le père biologique d’Einar. Selon les lois danoises contre l’inceste, Sigurdur et Gudrun risquent la peine de mort. Plusieurs solutions s’offrent aux amants : dévoiler la véritable identité du père d’Einar ou faire endosser la paternité du bébé à naître de Gudrun à quelqu’un d’autre.

Puisque Sigurdur et Gudrun vont être exécutés, on sait qu’aucune des solutions imaginées ne les sauvera.

Le récit que Jon fait de ces événements alterne avec son présent au château auprès le roi que tout le monde dit fou. Il est en effet sujet à des crises de colère et semble oublier des choses. Le passé islandais de Jon crée des liens entre eux, tissant ce qui ressemble parfois à de l’intimité mais soudain, le souverain fait preuve d’une autorité caricaturale qui désarçonne Jon, toujours déférent mais soucieux de vérité. Il ne veut en aucun cas mentir pour plaire au roi. Il décrit donc les abus de pouvoir du bailli Olafur, représentant le roi du Danemark en Islande, qui est un personnage bien peu recommandable. Ce faisant, on comprend qu’à l’évidence, le Danemark ne connaît rien à l’Islande qu’il n’administre que de très loin, via des fonctionnaires qui se soucient peu de l’injustice des lois. Les hommes y sont donc victimes de la misère et la mauvaise gouvernance. Fin narrateur, Jon l’horloger ne manque pas de faire discrètement allusion à ces travers que le roi, bien que fou, comprend et prend pour lui.

Le roi de Danemark fronça les sourcils. Il ne supportait pas les Islandais et leurs constantes jérémiades, leurs perpétuelles doléances, et ne parvenait pas à se rappeler, sans doute à cause du vin de Madère qui lui embrumait l’esprit, pourquoi diable ce pays faisait partie des territoires danois. Il se souvenait de pactes vieux de plusieurs siècles qui stipulaient cela et dataient sans doute de l’époque où le Danemark avait mis sous sa coupe la Norvège, bientôt suivie par les lointaines possessions comme l’Islande et le Groenland. Le souverain avait une préférence pour d’autres colonies plus méridionales comme le comptoir de Tranquebar dans l’océan Indien et les îles des Indes occidentales. Grimur Thorkelin, conservateur des archives secrètes du roi et grand érudit, était cependant originaire d’Islande et le roi n’avait pas oublié que les Islandais, surtout des étudiants, s’étaient vaillamment illustrés en défendant les portes de Copenhague au fil des siècles, autant contre ces satanés Suédois que contre les maudits Anglais.

Et ce n’est pas tout ! Il y a aussi dans Le roi et l’horloger les bordels de Copenhague, la pêche aux requins, le pouvoir absolu, les premiers potagers d’Islande, la beauté du Breidafjördur, dans l’Ouest du pays.

– L’Islande est un pays âpre et rude où la vie est difficile, Sire. ll y a des éruptions, des tremblements de terre et des tempêtes de neige si violentes qu’elles recouvrent entièrement les maisons, si bien qu’on doit parfois pelleter des boisseaux pour s’extraire de ces habitations en tourbe pendant l’hiver.
Les hivers sont froids et sombres, les printemps parfois bien frais et les étés brefs. Pour couronner le tout, une année sur deux, les récoltes sont mauvaises et les épidémies fréquentes…
– Et pourtant les gens y survivent, interrompit le roi.
– Oui, depuis des centaines d’années, Majesté. Quand il fait beau en Islande, le pays n’a pas son pareil, il est sublime et sa nature magnifique.

Enfin dans ce roman historique infiniment triste, il est question de restauration du temps. Grâce à la fois à la magie du verbe de Jon et à son talent pour la réparation des vieilles horloges, Jon ressuscite ce qui est oublié, remisé, inutile. Ainsi le passé éclaire-t-il le présent d’un jour nouveau et permet de mieux le comprendre. Le secret est une gangrène que soignent les mots.

Ce roman d’Indridason s’apprécie sans référence aux séries policières. C’est un texte maîtrisé de bout en bout qui nous parle d’Islande, de pouvoir absolu et de nature humaine. Lisez-le. Je l’ai pour ma part écouté, lu par Jérémy Bardeau.

Un autre avis chez Aleslire.

Arnaldur Indridason sur Tête de lecture

 

Le roi et l’horloger

Arnaldur Indridason traduit de l’islandais par Eric Boury
Métailié, 2023
ISBN : 979-10-226-1241-8 – 320 pages – 22,50 €

Sigurverkið, parution originale : 2021

 

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37 Comments

  1. Jusqu’ici je n’ai lu d’Arnaldur que des polars, un bon nombre, et tu me donnes envie de découvrir ce roman historique : allez, ce sera l’année prochaine, promis !

    1. Je n’ai lu que deux policiers d’Indridason, je n’en lis pas beaucoup en général. Ce titre-ci n’a rien à voir, c’est une petite merveille à lui tout seul ! Parce que quand même, parvenir à nous intéresser aux destins d’une poignée de paysans islandais du 18e siècle, ça n’est pas banal.

  2. je ne crois pas l’avoir lu (l’auteur, je veux dire), mais ton billet donne sacrément envie de le découvrir. Pourtant, je ne suis pas tant fan que cela des romans nordiques, hormis quelques exceptions (dont deux très beaux romans jeunesses de Riel). C’est donc noté!

    1. Moi non plus je ne suis pas particulièrement attirée par les romans nordiques. Je l’ai tenté parce qu’il était disponible en audio livre à la bibliothèque et c’est une très bonne pioche.

  3. J’ai repéré plusieurs romans historiques parus récemment. Celui-ci en fait partie. J’ai aussi Croix de cendre et Les naufragés du Wagner dans ma liste… mais tellement de choses à lire avant !

  4. Un polar historique, ça m’intéresse, mais je ne lis plus de romans nordiques à cause de la prononciation des mots. La solution serait peut-être de l’écouter… A méditer.

    1. Ce titre-ci n’est pas un polar. Le lecteur de cette version audio est impeccable pour prononcer les noms. J’avoue un temps d’adaptation nécessaire pour les prénoms : sans le texte (et les accords grammaticaux) pas facile de savoir si on a affaire à un homme ou une femme dans un premier temps et à s’en souvenir (comme je le précise souvent, en audiolisant, je fais autre chose de parfois un peu prenant)…

  5. Rien que le titre m’avait déjà appâtée à sa parution. Il est dans ma PAL, il me faut juste trouver le temps de le caser.^^

  6. J’ai lu tous ses polars, et je suis prête à me lancer dans ce roman historique. Il faut juste que je lui fasse une place. A une conférence à laquelle j’ai assisté il y a quelques années, il avait dit qu’il allait s’orienter vers les romans historisques. C’est sa formation de base.

  7. Bon bah, j’ai lu ton billet hier, et ce titre, trouvé d’occas’ chez Gibert en sortant du boulot, a glissé dans ma besace !
    Cela fait bien longtemps que je n’ai pas lu cet auteur, délaissé après avoir lu quelques-uns de ses polars (notamment Betty, La femme en vert et La cité des jarres, très très bons).

  8. J’avais beaucoup aimé ce titre, Jon est un beau personnage … Très touchant dans sa sincérité et naïveté. Le cadre historique qui est amené peu à peu par Jon sur le devant de la scène a le goût des vieilles légendes …. En tout cas, moi aussi, j’attends le prochain titre de l’auteur ( si il est dans la même veine), parce que ses polars m’avaient lassée (mais tente quand même les premiers, La femme en vert ou La citée des jarres)
    Merci pour le lien !

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