Le roi ébahi de Gonzalo Torrente Ballester

Philippe IV (1605-1665), roi d’Espagne âgé de vingt ans, vient de passer la nuit avec Marfisa, prostituée de haut rang. Et pour la première fois, le jeune roi a vu une femme entièrement nue. Ebahi, charmé, comme frappé de stupeur, le roi ne souhaite désormais rien d’autre que voir sa femme nue. Mais voilà, sa femme est la reine d’Espagne, et lui le roi, autant dire pas des gens comme les autres, et certainement pas un couple libre de pratiquer la sexualité qu’il veut.

Ce roman de Gonzalo Torrente Ballester est drôle et léger. Pourtant, les sujets abordés ne le sont pas. Car il est question ici de rien moins que de la chape de plomb que la religion catholique faisait régner sur l’Espagne. Outre que le protocole de la cour s’oppose à ces fantaisies, les lois de Dieu et de l’Eglise les condamnent. L’homme peut connaître la femme aux fins de procréation et pour apaiser ses humeurs, si les circonstances l’exigent, mais jamais dans une intention légère, comme le serait le désir de contempler sa propre épouse.
Du plaisir ? et puis quoi encore ?! C’est par la peur et les châtiments que les hommes d’Eglise exercent leur pouvoir, l’austérité et la crainte sont leurs maîtres-mots. Rien à voir ici avec la cour de France à la même époque, où le roi et les Grands se livraient à toutes sortes d’occupations licencieuses. Autant dire que la reine, Elisabeth de France, fille d’Henri IV, a dû y trouver du changement… C’est qu’il se trouvait encore à la cour d’Espagne quelques fanatiques persuadés que les péchés personnels du roi représentaient une calamité pour le pays.

Mais à la façon dont Gonzalo Torrente Ballester décrit la situation, on sent bien que ce père Villaescuela, moine capucin aussi exalté qu’ambitieux, fait partie des vieilles lunes. En effet, le romancier campe un Grand Inquisiteur tout à fait sympathique, qui signe toutes les arrestations demandées par le moine, mais fait d’abord prévenir les personnes visées pour qu’elles aient le temps de fuir. Dominicains, Capucins, Augustins peuvent bien s’étriper au nom de Dieu, l’inquisiteur n’est pas prêt à faire brûler quelques Juifs parce que le roi veut voir la nudité de sa femme. Les Rois catholiques sont morts depuis longtemps et avec le temps, le roi s’affranchira considérablement des conseils des moines en la matière, engendrant de nombreux enfants illégitimes.

Gonzalo Torrente Ballester n’entre pas dans l’Histoire. Il ne décrit pas la cour par le menu, il ne cite d’ailleurs même pas le nom du roi, de la reine, de son premier ministre (le comte-duc de Olivares, à l’époque). Il ne nous transporte pas, par un fourmillement de détails, dans une époque. Il souhaite décrire les excès de l’Eglise, qui confinent au ridicule, et montrer que tout roi qu’il est, celui qu’on surnommera le roi-planète (il était aussi roi du Portugal et s’apprêtait à devenir souverain des Pays Bas) n’est pas libre de ses gestes ni de ses désirs et qu’il peut trouver portes closes en son propre château sans pouvoir rien y faire. La peur du sexe était telle que les tableaux mythologiques représentant des divinités nues étaient enfermées à clef depuis Philippe II et ne pouvaient être regardés qu’après autorisation spéciale de la curie.

Pour des gens qui n’étaient pas censés pratiquer la chose, que d’énergie et d’intelligence dépensées pour diriger l’activité sexuelle du monarque et ses conséquences : « … aussi nommerons-nous deux autres commissions. L’une devra déterminer si le roi peut contempler la reine sans habits qui cachent ou au moins voilent sa nudité ; l’autre évaluera, à la lumière de l’Ecriture et des Pères, si le peuple paie réellement pour les péchés du roi… », les deux sujets étant étudiés par des hommes d’Eglise uniquement.

Gonzalo Torrente Ballester a choisi de traiter par l’humour ces temps lointains, et ce sujet scabreux rarement traité dans les manuels d’histoire, en introduisant le personnage du comte de Peña Andrada, un comte sorti de nulle part et diaboliquement tentateur… Il montre également qu’il n’est pas de conviction ou de croyance, aussi véhémente soit-elle qui ne cède devant un avancement ou une bourse bien remplie…
Il n’est donc pas nécessaire de savoir quoi que ce soit de la monarchie espagnole pour apprécier ce petit livre.

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Le roi ébahi

Gonzalo Torrente Ballester traduit de l’espagnol par Claude Bleton
Actes Sud, 1991
ISBN : 2-86869-729-1 – 236 pages

Crónica del rey pasmado, parution en Espagne : 1989

18 commentaires sur “Le roi ébahi de Gonzalo Torrente Ballester

  1. Pas besoin, en effet. Juste le désir d’une lecture un peu irrespectueuse. Prendre un ton léger pour critiquer une institution aussi terrifiante n’est pas rien. L’inquisition, dont il n’est pas question semble-t-il dans le livre, est une invention ibérique, je crois.
    J’aimerais bien lire le récit de ces doctes réflexions sur le désir du roi… Est-ce que le ridicule tue le fanatisme ?

    1. L’Inquisition vient de Rome, forcément, mais c’est en France qu’elle s’est d’abord illustrée, pour lutter contre les hérésies et en particuliers contre les Cathares (croisade contre les Albigeois), de quoi rester humble…

  2. Comme quoi, certains de nos choix ne sont pas contraints : celui du roi d’obéir à l’Eglise mais en prévenir auparavant les futures victimes en fait partie. Cette saine réaction est certainement liée au désir charnel qu’il éprouve, si mal accepté par les religieux de tout poil, car incontrôlable.

    1. C’est ici le grand inquisiteur qui prévient les personnes qu’il fera théoriquement arrêter le lendemain : on est bien loin des horreurs orchestrées pars l’Inquisition espagnole. Cet inquisiteur représente l’ouverture, un allégement du poids de la religion, dont le roi se déferra petit à petit. Quant au sexe, les gens d’Église étaient au moins aussi pratiquants que les autres… la naïveté du jeune roi qui exprime ses désirs n’en est que plus touchante.

  3. Tentant, d’autant plus qu’avec l’humour, on peut aller loin, sans en avoir l’air et ça passe bien. Quand c’est du bon humour, bien sûr, mais là je fais entièrement confiance à ton jugement 🙂 !

    1. Je déteste ce qui est scabreux, c’est bien trop facile et souvent vulgaire. C’est du grand art de faire de l’humour sur le sexe sans être lourd et vulgaire. Et bien sûr, Torrente Ballester n’est ni l’un, ni l’autre : du grand art.

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