Le bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant

Quand à sa sortie, j’ai lu quelques chroniques sur Le bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, je me suis tout de suite dit : je voudrais faire (« j’aurais voulu » serait plus réaliste) ce métier-là. Irène travaille pour l’International Tracing Service, dont je n’avais jamais entendu parler avant ce roman. Elle doit rendre à des descendants de victimes de la Shoah des objets qui ont appartenu à leurs parents.

Situé à Bad Arolsen, dans la Hesse, au cœur de l’Allemagne, l’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. Il emploie 250 personnes. Dès son implantation, il est détesté par les habitants qui veulent oublier la guerre et pour beaucoup qu’on ne fouille pas dans leur passé. Expatriée française et fraîchement divorcée, Irène y trouve un travail en 1990. Elle élève seule son fils. En 2016, elle doit donc restituer aux héritiers les objets des déportés après la libération des camps. 

Ils sont très hétéroclites (un Pierrot, un pendentif, des lettres…) et surtout anonymes : Irène va devoir remonter le temps à partir d’indices, reconstituer une histoire familiale à partir d’archives. C’est passionnant. Elle rencontre de très nombreuses difficultés mais ses succès et sa méticulosité (et quelques hasards bienvenus) la poussent à poursuivre. Elle découvre alors des vies broyées par la guerre, des monstres humains et des figures d’extrême dévouement. Les récits de vie se croisent, le lecteur va et vient d’un personnage à l’autre. Il faut donc rester concentré.

Irène fait son minutieux travail d’enquête qui lui permet d’identifier des descendants ou de la famille. Elle va donc devoir leur annoncer que leur ancêtre est mort assassiné dans un camp. Certains le savent, d’autres pas. Ces gens ont construit leur vie parfois sur un mensonge familial et Irène doit leur révéler qu’ils ne sont pas qui ils croient être. Mais le doit-elle ?

Gaëlle Nohant devait faire attention à ne pas tomber dans les poncifs qu’un tel sujet pouvait engendrer. Elle y parvient et c’est avec beaucoup de finesse qu’elle tisse les fils de nombreux destins et tricote une histoire sobre et digne malgré la gravité du sujet. Certaines scènes se passent dans les camps, pendant la guerre et elles sont très dures. D’autres dans le ghetto de Varsovie, à la Libération, d’autres bien après. Ainsi la romancière témoigne-t-elle de la persistance de la douleur et même de la guerre pour ceux qui ont vécu le pire. On le sait dans l’absolu quand on s’intéresse à l’histoire des déportés, mais le lire sous forme de roman, avec des personnages très incarnés, permet de mieux le comprendre.

« – Mon mari est mort, lui confie la vieille dame. Il ne voulait pas que je parle du camp. Tout de suite il me coupe : « Tu es en vie, tu es rentrée. Maintenant il ne faut plus penser à tout ça. » Alors je ne disais plus rien. Je voyais qu’il ne comprenait pas.
– Qu’est-ce qu’il ne comprenait pas ?
– … Je ne suis jamais rentrée du camp. J’y suis toujours.
 »

Dans ce roman il est également question des enfants enlevés à l’Est et adoptés par des Allemands. De la dénazification de l’Allemagne. De l’histoire de l’International Tracing Service dans lequel d’anciens nazis ont travaillé. De la traque des anciens SS. De la place des déportés dans la société, dans nos mémoires. De ce qu’on fait aujourd’hui de la tragédie des camps, à quoi elle est comparée. Et de beaucoup d’autres thèmes : ce roman est d’une grande richesse.

Gaëlle Nohant fait preuve de justesse et de maîtrise : maîtrise de la narration et de la documentation, justesse des émotions et des sentiments. Irène est notre voix à tous aujourd’hui, pour autant qu’on soit un peu concerné par ce passé. Comment faire aujourd’hui avec cette barbarie et alors que les victimes directes sont toutes mortes ? La fiction permet également de ne pas attenter au passé d’une personne réelle, à sa mémoire et ses descendants. Et de permettre à ceux qui ne lisent pas d’essais historiques de concrétiser ce qu’a pu être la Shoah. Je l’ai audiolu, ce qui donne une force supplémentaire à ce texte, lu par Anne Coutour.

Certains estiment qu’on ne doit pas écrire de romans sur la Shoah car la fiction, l’imagination sont la porte ouverte à tous les révisionnismes. Il y a déjà eu beaucoup de romans historiques sur la Shoah et j’espère qu’il y en aura encore, aussi intelligents que celui-là.

Gaëlle Nohant sur Tête de lecture

 

Le Bureau d’éclaircissement des destins

Gaëlle Nohant
Grasset, 2023
ISBN : 978-2-246-82886-0 – 416 pages – 23 €

 

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30 Comments

  1. J’ai vu pas mal de billets sur ce roman, mais je n’ai pas franchi le pas de le lire, encore hésitante. Ton avis va m’aider à me décider, mais j’attendrai le poche.

  2. J’aime beaucoup les romans de Gaëlle Nohant, mais j’étais délibérément passée à côté de celui-ci, le sujet me faisant un peu peur. Mais ce que tu écris me fait changer d’avis et je vais sans doute le lire.

  3. Je crois que c’est l’avis d’Athalie qui m’a éloignée de ce titre (du coup je suis allée le relire : elle lui reprochait d’être trop « convenu », trop consensuel). J’ai beaucoup aimé les écrits de Gaëlle Nohant à ses débuts (L’ancre des rêves, L’homme dérouté, La part des flammes) et son blog de lectrice était une bonne référence. J’ai été moins convaincue par Légende d’un dormeur éveillé, sur Desnos, dont le sujet est pourtant passionnant mais qui pâtit à mon avis d’un traitement qui a du mal à trouver sa voie entre documentaire et fiction.

    1. Convenu, vraiment ? Moi j’ai trouvé le sujet original ainsi que la forme.
      Avant de rédiger mon billet, j’avais l’impression d’avoir lu beaucoup de chroniques sur ce roman et puis au moment de mettre des liens ,je ne les trouve plus (il est vrai que je ne passe pas des heures à chercher) : les moteurs de recherche (je ne parle pas de Google que je n’utilise pas) dirigent peu vers les blogs, surtout vers des sites d’achat… Je vais chercher l’avis d’Athalie. Je crois que toutes trois, nos avons beaucoup de goûts en commun, mais parfois, Athalie peut avoir mauvais goût 🙂

      1. Effectivement, cela peut m’arriver ^-^, et aussi d’être de mauvaise foi … Mais pour ce titre là, ce n’est pas le cas, je n’ai pas été convaincue par la construction de l’intrigue, que j’ai trouvée oui, convenue, avec des hasards très bienvenus … Il n’empêche que la fiction garde une puissance d’évocation historique qui est indispensable pour rendre l’histoire humaine, mais là, la voix d’Hélène m’a mise à distance …

      2. Il y a toujours, ou souvent des hasards bienvenus dans les romans, parfois trop c’est vrai, mais ici les enquêtes sont prétextes et il faut bien qu’elles progressent pour que le récit avancent et mènent aux révélations, ou pas. Mais je comprends, quand on part du mauvais pied avec une narration, on s’agace…
        Et pour tout dire, je crois qu’avec Ingannmic, tu es une des blogueuses dont je me sens le plus proche littérairement… même si parfois nos avis divergent… en toute mauvaise foi 🙂

    1. Ça doit vraiment être un travail passionnant. Comme un travail de recherche d’historien mais avec des conséquences dans la vie des contemporains. Ceci dit, les découvertes peuvent être vraiment problématiques et poser des cas de conscience.

  4. Je ne connais l’auteure que de nom. Je ne connais pas ce titre et je ne connaissais pas ce service. 3 raisons de l’adopter !
    D’après ce que tu en dis, je suis sûr que je pourrais y trouver de l’intérêt.

  5. Je pense que les romans et les films servent à la transmission de mémoire commune concernant la Shoah, parce que malheureusement, dans un avenir proche nous n’aurons plus la voix des derniers déportés pour nous rappeler l’horreur de cette période. Je n’ai pas encore lu ce roman de Gaëlle Nohant mais me vient à l’esprit le film Les héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar que j’ai revu à la télévision pour la troisième fois et dont je ne me lasse pas : la réalisatrice fait le choix de laisser parler Léon Zygel lors de sa rencontre avec les lycéens. Ce plan séquence aurait pu être long, il n’en est rien : c’est l’un des moments phare de ce film, empli d’une émotion sincère (je ne peux jamais contenir mes larmes à ce moment-là, jamais, je n’y arrive pas). Ce moment donne toute la raison d’être du concours de la Résistance, de l’engagement de l’enseignante à faire participer ces adolescents en mal de reconnaissance sociale et scolaire. Je crois aux œuvres, aux expositions, aux voyages pour surtout ne jamais oublier et ne jamais reproduire.

    1. Je ne connais pas ce film, je viens de le réserver à la médiathèque. Merci pour ce conseil et cet avis.
      Je suis d’accord avec toi : il faut des films et des livres (romans comme essais) pour garder cette mémoire sinon c’est l’oubli. Ce que craignent ceux qui ne veulent pas de films sur la Shoah, c’est la part d’imagination et donc de mensonge… si on invente un point de détail, on peut en inventer un autre, et un autre… et qui sait si alors la Shoah ne deviendra pas un « détail » de la Seconde Guerre mondiale (comme l’a dit jadis un de nos méprisables politiques).

  6. Hé bien, put être que je vais m’y lancer, histoire de connaître ce bureau (t l’auteure)
    Et puis ton argument me parle
    « La fiction permet également de ne pas attenter au passé d’une personne réelle, à sa mémoire et ses descendants. Et de permettre à ceux qui ne lisent pas d’essais historiques de concrétiser ce qu’a pu être la Shoah.  »
    Mais pas question e faire n’importe quoi non plus! ^_^

  7. Je l’avais noté lors du passage de l’autrice à la Grande librairie, elle m’avait convaincue. Bon, bien sûr, toujours pas lu^^, mais le projet tient toujours.

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