La mémoire est une chienne indocile fait partie de ce qu’on appelle les Grands Romans, avec des majuscules partout. Près de 600 pages sur fond de Seconde Guerre mondiale, avec racisme et antisémitisme et des personnages qu’on dit volontiers inoubliables tant leur consistance nous les rend proches et familiers. La grande habileté d’Elliot Perlman est de rester assez sobre pour ne pas tomber dans le pathos ou le mélo.
Deux personnages principaux se partagent les grandes lignes narratives (mais ils ne se rencontreront qu’à la fin), plus quantité d’autres. Adam Zignelik est professeur d’histoire à l’université de Colombia. Il végète professionnellement et même s’il est l’ami de longue date du professeur en charge du département, l’Afro-américain Charles McCray, il comprend qu’il ne sera pas titularisé. Il s’achève lui-même en mettant un terme à sa relation avec Diana, sa compagne depuis de longues années qui désire un enfant. Le vieux William McCray, père de Charles, ancien avocat vétéran des droits civiques propose alors à Adam de travailler sur la présence de soldats noirs américains au moment de la libération du camp de Dachau.
Lamont William, la trentaine finissant, sort de prison et effectue six mois de travail en réinsertion en tant qu’agent d’entretien dans un hôpital pour cancéreux. Élevé dans le Bronx par sa grand-mère, il est retourné vivre avec elle et s’applique à faire exactement ce qu’on lui demande car il a un but dans la vie : retrouver sa fille qui avait deux ans au moment où il a été injustement incarcéré. Il n’a pas d’argent, pas de relations et un casier qui plaide contre lui, malgré son innocence. Ce que le lecteur comprend après une centaine de pages, c’est qu’il a une cousine, Michelle, désormais perdue de vue mais qui est la femme de Charles McCray.
Mais La mémoire est une chienne indocile n’est pas un livre de coïncidences faciles. C’est un livre dense et fort qui nous emmène sur les traces de Rosa Rabinowicz, Henry Mandelbrot, Danny Ehrlich, Ayesha Washington, Tommy Parks, Callie Pearson, Marvin Cadden et bien d’autres. Certains pour quelques pages, d’autres pour toute une vie.
Le centre, l’axe autour duquel tous gravitent, c’est Henry Border. Pour ne pas en révéler trop, disons qu’il vit seul avec sa fille à Chicago et que c’est un universitaire et psychologue. Il s’intéresse à l’emploi du « Quotient adjectif-verbe » dans le langage des gens en détresse et c’est à ce titre qu’il va interroger ceux qu’en 1946 on appelait les Personnes Déplacées : des survivants de l’Holocauste. Il se rend en Europe et enregistre leurs témoignages auxquels personne ne s’intéresse à l’époque car personne ne mesure encore l’ampleur du génocide. Ces témoignages auront des conséquences sur la vie privée du professeur Border, et bien des années après, dans celle d’Adam Zignelik.
Ces bobines enregistrées porteront la voix des témoins, comme des mémoires artificielles alors que les derniers rescapés se meurent. Dont un au Sloan-Kettering Memorial, qui choisit de se confier à Lamont Williams, de lui raconter le fonctionnement du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau et son soulèvement le 7 octobre 1944 (dont il est question dans Le Fils de Saul, film de Laszlo Nemes).
Elliot Perlman alterne les périodes, les personnages sans jamais embrouiller le lecteur. Si les premières pages autour d’Adam Zignelik s’avèrent un peu longues, la suite devient vite palpitante. La construction est si habile que cinquante pages avant la fin, le lecteur est au bord de la révolte : non, pas ça, pas l’injustice qui pointe son nez de façon insidieuse et scandaleuse ! Et même si vous détestez les happy ends, il est clair que Lamont ne mérite pas ça… Soyez en sûr, ce Noir américain agent d’entretien dans un hôpital new yorkais vous deviendra si proche que vous serez prêt à écrire un courrier à Elliot Perlman pour vous plaindre du sort à lui réservé.
Elliot Perlman utilise le romanesque, il construit avec maestria une intrigue captivante et se faisant pose des questions essentielles sur l’Histoire et sa transmission. Et il met en lumière un des rares actes de résistance dans l’univers concentrationnaire des camps de la mort (on a déjà traité ici du témoignage de Witold Pilecki).
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La mémoire est une chienne indocile
Elliot Perlman traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj
Robert Laffont, 2013
ISBN : 978-1-74166-617-5 – 585 pages – 23 €
The Street Sweeper, première parution en Australie : 2011
J’ai énormément aimé cette lecture 🙂
Je crois qu’elle me marquera aussi. Dommage que le démarrage soit un peu lent, avec les déboires de la carrière universitaire d’Adam, sinon j’en aurais bien fait un coup de coeur.
Comme Aifelle, j’ai adoré ce roman, sa construction complexe et intelligente, ses personnages, les interactions que l’auteur met en évidence entre les époques, les événements…
Mon billet sur « Ambiguïtés » est à paraître dans quelques minutes : un coup de cœur aussi !
Oui, la construction est d’une grande virtuosité car malgré les nombreux allers et retours dans le temps, on ne se perd jamais dans la narration. Je file lire ton billet !
Un Grand Roman avec des majuscules : j’adhère à cette définition ! Un roman intelligent et fort !
…et qui grandit le lecteur, qui lui donne des outils de réflexion s’il le veut, tout en lui procurant le plaisir de lire : Grand Roman 😉
Un gros coup de coeur ! c’est un roman dense, intelligent, très bien maîtrisé…un magnifique livre sur la mémoire et sur la transmission !
Sur le même thème, d’une écriture tout à fait différente mais superbe, je me permets de te conseiller Les Disparus de Daniel Mendelsohn : il fait partie des livres que je mets au-dessus de tout, très haut.
Bon conseil… Car je l’ai lu et beaucoup aimé! J’avais même rencontré l’auteur à une conference au MAHJ il y a 7/8 ans
encore un qui va aller dans ma liste car je n’ai pas lu ce roman qui me semble essentiel ..
Comme tu peux le lire en commentaires, beaucoup de lecteurs confirment la qualité de ce roman, alors oui, malgré la gravité du thème, je te le conseille vraiment.
Un incontournable !
Il est possible que je finisse par oublier les quelques longueurs du début et ne retienne que le meilleur de ce roman 😉
Je n’ai pas raté une LC j’espère ! Ce livre est sur ma LAL depuis un moment, je l’en aurais bien sorti. Bon, vu comment je la gère assez mal ces derniers temps, je n’aurais peut-être pas été au rendez-vous. Ton billet me confirme que c’est à lire en tout cas, je me le note dans mes priorités 2017 !
Ah si, complètement ratée la LC 😉 Mais je suis ravie de te donner à nouveau envie de lire ce roman.
Il attend sur mes étagères depuis sa sortie en broché…! Il faut absolument que je le découvre, je sens venir le coup de coeur !
Moi aussi il était depuis longtemps sur mes étagères. Ces lectures communes me stimulent pour enfin lire ces livres qui le méritent depuis longtemps mais qui sont sans cesse repoussés par les nouveautés…
il est sur ma LAL celui-là
Emprunte-le ou fais-le toi offrir : tu constates qu’il n’a déçu aucun lecteur et même soulevé bien des enthousiasmes.
Une lecture forte et dérangeante.
Elle nous bouscule c’est vrai, c’est souvent ce qui caractérise les Grands Romans…
Bon, bon, bon. Je fais comment pour résister à ça, moi, hein? Comment?
Je crois qu’il n’y a pas moyen de résister, tout le monde te le conseille !
Une lecture magnifique, j’ai mis un peu de temps à entrer dedans mais quel coup de coeur ! J’avais beaucoup aimé aussi « Ambiguïté » de cet auteur.
Voilà moi aussi, je l’ai trouvé un peu lent au démarrage, mais je lirai très certainement d’autres romans.