Reste d’Adeline Dieudonné

Reste d'Adeline Dieudonné

La narratrice de Reste d’Adeline Dieudonné vient de découvrir son amant mort dans le lac qui jouxte leur chalet. Le matin il était là, vivant, et maintenant il est mort. Elle ne se sent pas prête pour cette perte brutale ni l’arrachement qu’il implique physiquement et décide de le garder près d’elle. Le sujet est donc sinistre, et potentiellement très glauque mais il permet à Adeline Dieudonné de brosser le portrait d’une femme et de ses relations avec les hommes. Pour échapper à la situation tragique qu’elle vit, elle se souvient…

Sa relation avec M., le mort (pourquoi ne pas lui donner de prénom?) est le fil rouge du roman. Il est marié, ne quittera pas sa femme, mais cette place convient à la narratrice qui a déjà donné côté couple, famille et quotidien. Elle aime sa solitude, ponctuée de retrouvailles avec M.

Elle écrit à la femme de son amant, qu’elle ne connaît pas, une longue lettre puis se confie. Elle revient sur les hommes précédents de sa vie, son mari entre autres, un de ces types pas officiellement macho mais content d’avoir une belle gonzesse qui lui fait un enfant et ne la ramène pas trop tandis que lui gagne de l’argent.

Je me suis rappelé, avec Romain, les premiers mois de Nina, comme la fatigue nous avait transformés en animaux. Ou m’avait transformée en chienne en tout cas, lui je sais pas. Au début, quand je me levais la nuit pour m’occuper de la petite, j’avais un regard attendri sur mon homme, profondément endormi, si beau, si inoffensif. Ça avait duré une dizaine de jours, après quoi la tendresse s’était muée en agacement, puis en haine pure.

C’est de cette répartition des rôles dans le couple qu’il est aussi question, des rôles assignés par la société même quand on est un jeune couple qui se croit moderne.

Il y a pire que cette hypocrisie, il y a les mensonges qu’on se fait à soi-même… Il y a eu un autre homme qui a compté pour la narratrice, Hugo. Ils se sont rencontrés sur un site, elle l’a invité chez elle et quand il a voulu passer à l’acte, comment dire non ? Comment lui dire d’aller doucement ? Elle n’a pas su. Elle a pensé que ça irait mieux la fois suivante, mais non, pas vraiment. Jamais rien de satisfaisant. Un mec qui se conduit comme un sanglier.

Je ne pense pas qu’on m’ait appris à me taire. Simplement, on ne m’a pas appris à parler. Et on m’a dissuadée d’essayer. J’ai compris très tôt que pour être aimée des hommes il fallait éviter de leur prendre la tête, éviter d’être une chieuse, une grande gueule, une mégère.

Avec M., tout était différent car les attentes n’étaient pas les mêmes : pas d’enfant à faire, pas de rôle social, une totale liberté de relations : le genre de couple qui se forme sur le tard, quand il n’y a plus rien à prouver mais qu’il est temps de profiter de la vie car le dernier round va bientôt sonner.

Je ne t’ai sans doute pas assez remercié, mon amour. On oublie toujours de dire merci, on dit « je t’aime » et on croit que ça suffit. Alors merci, pour tout ce que tu sais déjà, pour m’avoir aidée à réaliser que j’étais autre chose qu’une fille sexy en short, merci d’avoir aimé mes muscles, ma force, mon agressivité, d’avoir ri à mes blagues pas drôles, respecté mon besoin de solitude, merci de m’avoir embrassée en pleine rue, merci pour le cul qu’on a réappris ensemble. Merci pour ta fragilité. Merci d’avoir accepté de te débarrasser avec moi des artifices à la con du manège amoureux, la jalousie, la possession, les preuves à brandir, merci de m’avoir vue comme une alliée, pas comme une adversaire, merci d’être devenu mon meilleur ami.

Evidemment, le garder près d’elle est une folie dont il ne peut rien advenir de bon. Mais elle ne se sent pas de taille à affronter la solitude, elle a encore besoin de sa présence, juste une peu avant d’être infiniment seule.

La conscience de sa mort a laissé la place à autre chose, une chute infinie. Sans M. le monde n’est plus le monde. Les années qu’il me reste à marcher sur cette planète seront fades, trouées, peuplées de son absence. Il n’y aura plus personne à aimer.

Reste, c’est l’amour jusqu’à la folie. Mais comment faire quand la mort soudaine vous arrache le seul être que vous aimez sur terre ? Adeline Dieudonné donne la parole à une amoureuse qui fait ce qu’elle peut pour surmonter son chagrin, même si ce n’est pas ce qu’il faut faire. La narratrice s’autorise enfin un acte hors norme, un acte réprouvé par la société mais qui pour elle a du sens. C’est sa relation avec M. qui l’a émancipée des contraintes sociales, qui lui a fait du bien, elle le lui rend.

Donc malgré le sujet, Reste n’est pas un roman morbide mais un roman d’amour tout à fait en dehors des sentiers battus. Une histoire folle à laquelle on finit par croire et même comprendre. Je découvre Adeline Dieudonné grâce aux judicieux conseils d’une stagiaire et je l’en remercie. J’ai audiolu Reste lu par la romancière elle-même.

 

Reste

Adeline Dieudonné
L’Iconoclaste
ISBN : 978-2-37880-354-4 – 282 pages – 20 €

 

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54 Comments

  1. Je crois que c’est la première fois que je lis un avis positif sur ce titre. J’ai beaucoup aimé La vraie vie, de cette auteure, original et surprenant. Et j’ai l’intention de lire Kérozène..

    1. Ah bon, il n’a pas été apprécié sur la blogo ? Je ne me souviens pas d’avoir lu beaucoup de chroniques le concernant mais j’imagine que si on s’en tient à l’idée d’une femme qui garde à ses côtés le cadavre de son amant, ça peut être glauque et dérangeant… mais c’est plus que ça !

  2. la séparation du corps de la personne que l’on aime est un moment horrible pour la personne vivante, si on n’est pas bien entouré , cela peut laisser des traces indélébiles.

    1. Je pense que c’est ce que la romancière a voulu exprimer. La narratrice a une relation cachée avec son amant : quand on découvrira sa mort, il lui sera définitivement arraché et elle n’aura plus aucune place….

  3. Je trouve que confier son amour et sa vie à la femme de M. est déjà d’une délicatesse extrême mais en plus lui voler à elle et à ses enfants éventuels la dépouille de M. franchement là je suis encore plus choquée. Mais j’avoue que je n’ai pas lu ce livre.

    1. Il y a beaucoup de choses choquantes dans ce roman mais je pense qu’il faut le prendre comme une métaphore de l’impossible séparation, de la douleur qui peut mener à des trucs dingues. Cette histoire de cadavre, franchement loufoque, désamorce le tragique de la situation.

      1. Mais non, je pensais plutôt à Kerozène si je démarre, rien à voir avec toi! ^_^(et puis les histories d’amour et M. ?)

  4. Rien que l’idée qu’elle garde un cadavre auprès d’elle me révulse ! Ce n’est pas pour moi. Je n’avais déjà pas été très emballée par « la vraie vie ».

    1. Je n’ai pas lu La vraie vie, je suis passée un peu à côté de cette romancière jusqu’à présent mais je suis contente de l’avoir découverte, son bizarre me plaît. Il ne faut pas le prendre au pied de la lettre, c’est une sorte d’inquiétante étrangeté.

  5. Comme je n’ai pas du tout aimé « La vraie vie » dont certains passages m’ont même dégouté, je ne lirai sans doute plus cette auteure.
    Tu emploies les mots  » une histoire folle, en dehors des sentiers battus », ça ne m’incite pas à lire ce livre.

    De tout ce qui vient d’elle, je me méfie maintenant…

  6. Je dois bien avouer que le personnage de la narratrice m’a agacée dès le départ et ça ne s’est pas arrangé par la suite, le côté « nunuche » de la relation avec M. (il lui prend la main dans une boulangerie et elle est en extase …) m’a mis dans la posture d’une lectrice ironique. Mais pourtant, j’aime bien  » l’inquiétante étrangeté » de ses deux autres titres, « La vraie vie » et « Kérosène », « Reste » fut une déception, et j’espère, une exception.

    1. Mmmm… je pense que l’amour fou peut rendre « nunuche » et qu’on peut être en extase parce que l’objet de cet amour fou vous prend la main dans une boulangerie… donc à partir de là, pas étonnant qu’on ait des perceptions différentes de ce texte…

  7. Beaucoup ont détesté ce livre, j’ai l’impression… J’avais adoré La Vraie vie mais je ne suis pas encore décidée à lire celui-là.

  8. J’essayerais bien, tu es la première à me donner envie de lire ce roman… Le fait qu’elle ose enfin faire quelque chose, même si ce n’est pas « ce qu’il faut », m’intéresse.

    1. Ce n’est pas « ce qu’il faut » aux yeux de la société mais ce qu’il faut pour elle. Elle va en quelque sorte au bout de l’amour et de la mort pour parvenir à accepter de vivre sans son amant.

  9. Étonnant huis clos que ce duo entre un homme mort et sa maîtresse, et qui va même jusqu’à la fusion des corps (os) au-delà de la mort!

    En effet, la femme s’insérera un bout d’os dans sa chair pour conserver un morceau de cet homme sous sa peau.

  10. Je n’ai pas lu celui-ci mais j’ai beaucoup aimé « Kérozène » et « la vraie vie ».

    Je pense qu’ils pourraient te plaire, si tu aimes son univers.

    J’ajoute ce titre au challenge « Ecoutons un livre » de février.

  11. Je n’ai jamais été tentée par les premiers romans de cette autrice et j’avoue que celui-ci ne m’inspire pas plus, même s’il semble t’avoir conquise. Bon ce n’est pas grave, il y a tant à lire.:)

    1. J’ai rapidement éloigné le fait qu’elle voyageait avec un cadavre car ça ne m’a pas semblé être le plus important. Il symbolise l’attachement. Son histoire à elle m’a intéressée.

  12. Bonjour Sandrine,

    je n’ai encore jamais lu cette auteure et si spontanément le sujet ne m’attirait pas, tu as piqué ma curiosité. Merci

    bon week-end

    anne

  13. J’avais adoré « la vraie vie », un tout petit peu moins « kérozène » et si je le croise je le lirai car c’est une autrice marquante et en tous les cas qui nous bouscule…

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