Vipère au poing d’Hervé Bazin

Vipère au poing d'Hervé Bazin

Folcoche : un nom qui claque et qui ne s’oublie pas. Un nom pour toujours synonyme de mère dénaturée, de vieille peau de vache. Un nom qui permet à son auteur, Hervé Bazin, de ne pas tomber dans les limbes de l’oubli avec la société qu’il décrit. Vipère au poing est son chef d’oeuvre.

On est dans les années 1930. Le narrateur s’appelle Jean Rezeau, alias Brasse Bouillon. Il est né de bourgeois en fin de vie, qui tentent de maintenir un standing qu’ils n’ont jamais eu. Les Rezeau enfermés dans leur manoir croulant se rêvent en châtelains d’Ancien Régime, élevant leurs enfants le goupillon dans une main, la trique dans l’autre. Ils sont royalistes et catholiques. Tout chez eux sent la naphtaline et la fin de siècle. S’ils n’étaient qu’épouvantails, tout irait bien, mais il se reproduisent encore…

Avec de tels ancêtres, on peut s’en sortir quand même. D’ailleurs, avant le retour des parents partis en Chine, les aînés Rezeau ont vécu chez leur grand-mère une enfance heureuse. Stricte comme il se doit, mais sans injustice. La grand-mère Rezeau n’étale pas ses sentiments mais elle aime ses petits enfants, à la bourgeoise. Mais voilà…

Grand-mère mourut. Ma mère parut.
Et ce récit devient drame.

Les trois enfants Rezeau ne vont pas à l’école. Ils sont instruits à domicile par une série de précepteurs payés au rabais, tous hommes d’église mis au rencard par l’institution pour quelque défaut inavouable. Chez les Rezeau, il n’y a pas d’argent mais il faut tenir son rang. Les gamins sont affamés, frigorifiés, frappés, injustement punis et manipulés.

La haine, beaucoup plus encore que l’amour, ça occupe.

Une telle éducation n’est possible qu’à cause de la lâcheté des autres. Les gouvernantes, les abbés, les bonnes : tout le monde préfère partir plutôt que de s’opposer à la maîtresse de maison. Quant au père, c’est « la plus grande loque de père que la terre ait portée ». Tout le monde sait pourtant les sévices infligés aux enfants, mais voilà, ce qui se passe à la maison n’a pas à être étalé sur la place publique, comme toutes les violences domestiques. C’est à cause de ces mentalités que les violences familiales perdurent et restent impunies.

La situation de ces trois enfants est donc dramatique. Et pourtant, Vipère au poing est souvent un livre drôle. On ne rit pas aux éclats mais Hervé Bazin a vraiment un talent pour décrire cet enfer familial, égratigner la bourgeoisie et dénoncer la méchanceté de la mère et la lâcheté du père.

Outre notre éducation, Mme Rezeau aura une grande passion : les timbres. Outre ses enfants, je ne lui connaîtrai que deux ennemis : les mites et les épinards.

On sourit donc quand Brasse Bouillon raconte son enfance malheureuse parce qu’il lui reste un peu d’innocence et d’humour. On sourit beaucoup moins quand on comprend l’adolescent qu’il devient et l’adulte qu’il sera. Sa mère symbolise toutes les femmes et fait naître en lui, si ce n’est une haine, au moins un mépris du genre féminin.

L’hygiène publique a inventé les crachoirs comme Dieu a inventé les femmes. 

L’enfant abreuvé de haine essaie quand il est petit d’échapper à la méchanceté maternelle. Mais en grandissant, lui-même devient sadique et vicieux. Il devient comme elle…

Tu n’es pas encore le plus fort, mon garçon, dit-elle posément, mais il faut avouer que tu ne manques pas de courage. Tu me détestes, je le sais. Pourtant je vais te dire une chose : il n’y a aucun de mes fils qui me ressemblent plus que toi.

Le sourire du lecteur a totalement disparu. Dès lors il comprend l’ampleur des ravages causés par cette éducation. Ce n’est pas seulement l’enfance du narrateur qui est minée par une mère méchante, c’est toute sa vie qui est ravagée par la graine qu’elle a semée.

Toute foi me semble duperie, toute autorité un fléau, toute tendresse un calcul. Les plus sincères amitiés, les bonnes volontés, les tendresses à venir, je les soupçonnerai, je les découragerai, je les renierai. L’Homme doit vivre seul. Aimer, c’est s’abdiquer. Haïr c’est s’affirmer. Je suis, je vis, j’attaque, je détruis. Je pense donc je contredis. Toute autre vie menace un peu la mienne, ne serait-ce qu’en respirant un peu de mon oxygène. Je ne suis solidaire que de moi-même. 

Le style de plus en plus acide est glaçant et fulgurant. Bazin est un écrivain à formule mais aussi un styliste comme le montrent les nombreuses citations de ce billet. Il excelle dans la description de la haine montante et irrémédiable entre une mère et ses enfants.

J’ai audiolu ce roman quasi autobiographique lu par Thibault de Montalembert

 

Vipère au poing

Hervé Bazin
Audible, 2023
ISBN : 979-10-354-1149-7 – Durée : 6 heures 17

Parution originale : 1948

 

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38 Comments

  1. Je me souviens parfaitement de ce livre ; c’est le premier livre de poche que j’ai acheté avec mes sous ! autant dire que ça remonte à Mathusalem 😉 Je n’ai jamais eu envie de le relire.

    1. Je l’ai lu aussi il y a très longtemps et j’ai été ravie de le relire sous forme audio car ça donne encore plus de vie à ce texte. Une réussite.

  2. Bien sûr que j’ai lu ce livre, et même la suite…

    Je me demande si à un moment il n’évoque pas une raison expliquant le comportement de cette femme? (de mémoire)

  3. Un titre qui à mon avis a marqué plusieurs générations de collégiens… j’ai beaucoup lu Bazin, je l’avais choisi comme thème d’un dossier à constituer dans le cadre d’un travail de 3e. Outre celui-ci, j’avais été impressionnée par La tête contre les murs. je ne sais pas si j’apprécierais des relectures de ses œuvres, ont-elles bien supporté le passage du temps ? Vipère au poing oui, visiblement

    1. Vipère au poing est toujours aussi fort à mes yeux. Il faudrait aussi demander leur avis à de jeunes lecteurs. Je n’ai en revanche rien lu d’autre de cet auteur.

  4. Je lis régulièrement le même extrait avec des 3e (la fameuse pistolétade) mais je crois que je n’ai jamais lu le roman en entier!

  5. Une lecture ancienne mais qui m’a marquée moi aussi. N’y a-t-il pas eu une adaptation avec Alice Sapritch dans le rôle de la mère d’ailleurs ? Je me suis toujours dit que je relirai ce roman, l’audio est une bonne approche pour les relectures je trouve et j’aime beaucoup la voix de Thibault de Montalembert. Je vais regarder si ma médiathèque l’aurait en livre -CD.

  6. Je ne sais pas si je l’ai lu, mais je me souviens de Folcoche dans le film avec Alice Sapritch, un film vu quand j’étais petit et je me suis mis à détester l’actrice !

    1. Il faut que tu le tentes. Je crois que tu participes à un challenge sur les classiques qui sont fantastiques : ce titre peut tout à fait en faire partie 😉

  7. Aaah j’y ai eu droit au collège et j’en garde un très mauvais souvenir, plus lié au prof qu’au livre cela dit. 😆

  8. Ah ouiiii, un grand souvenir de lecture d’adolescence, lu et relu, et la suite aussi. Je n’ai jamais pensé à le relire, ce serait intéressant. Quant à la lecture par Thibault de Montalembert, ça doit être bien !

  9. Lu aussi, il y a longtemps… peut-être au collège. Quel gâchis cette enfance ! C’est effectivement un engrenage psychique dont il est ensuite très difficile de s’affranchir même en conscience.

  10. un de mes meilleurs souvenirs de lecture j’avais 11 ans et ce texte je ne l’ai jamais oulbié

    les versions audio sont excellents, je ne connais pas celle là mais la mienne est aussi très réussie et plus ancienne

  11. Lu Vipère au poing avec mes amies quand j’avais quinze ans ! Cela nous avait secouées. La dernière phrase du livre m’est restée en mémoire : « Merci ma mère ! je suis celui qui marche une vipère au poing ! » 

    Dans ce roman plus ou moins autobiographique Bazin se révélait être un misogyne convaincu, et il l’est resté !

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