
Souvenez-vous : Robert Walton, explorateur de l’Arctique nous racontait jadis l’histoire incroyable de l’homme qu’il sauva des glaces, cet homme qui avait osé égaler Dieu en donnant vie à une créature d’apparence humaine. Son texte lui a valu bien des critiques et des attaques et pourtant… pourtant il n’avait pas tout dit, se censurant lui-même, par décence, et il reprit la plume quelques années plus tard pour conter cette fois la vie tumultueuse de celle qui fut pour quelques heures la femme de Victor Frankenstein.
Walton raconte comment il est entré en possession de certains cahiers et papiers privés qui lui ont permis de retracer l’histoire de cette femme des Lumières qui vécut aux confins ténébreux de l’alchimie et de la science. Dans la première partie, Walton décrit la petite enfance d’Elizabeth : enfant princière mais illégitime, elle est abandonnée par son père à une famille de gitans. Née sous les prémices de la médecine, elle sera toute sa vie hantée par le croc de fer qui servit à l’extirper du corps de sa mère, qu’elle tua en naissant. Elle fut ensuite achetée par la baronne Frankenstein et emmenée dans sa demeure suisse. Elle y découvrit le luxe, la richesse et surtout Victor auquel elle se lia dès son plus jeune âge.
C’est une fois devenue jeune fille que le destin d’Elizabeth allait prendre un véritable tournant : la baronne a pour dessein de faire d’elle la sœur alchimique de Victor afin que le Grand Œuvre s’accomplisse. Dans la seconde partie, l’éducation alchimique des deux jeunes gens, mais surtout de la jeune fille, est contée dans ses moindres détails effrayants. Elle découvre les rites féminins de la Terre, la sagesse ancestrale des femmes bafouées par les hommes, l’Eglise et la science balbutiante. Rigoureuse, effrayante et sexuelle, cette éducation mène les jeunes gens près de la folie par le désir inassouvi. Alors qu’elle doit endurcir l’esprit, elle les amène à la rupture. C’est l’esprit rempli d’alchimie que Victor intègre l’université d’Ingolstadt. Elève génial, il devient bientôt un scientifique brillant, orgueilleux et torturé du désir de dompter la nature. On sait sur quoi débouchèrent les études de Victor mais on ne sait pas ce que vécut alors Elizabeth restée au château familial.
C’est le destin d’une femme passionnante, aussi ombre que lumière que Roszak invente pour nous ici dans les blancs de la fiction. Aussi forte dans ses convictions que faible par amour, elle emporte l’enthousiasme et ses malheurs font frémir. Sa raison à moitié sacrifiée par sa mère sur l’autel de l’alchimie, elle ne trouve que par elle-même le courage d’affronter l’absence puis la folie de Victor. Et Walton qui ne cesse d’intervenir dans ses mémoires pour expliquer que vraiment les femmes sont faibles, et qu’on ne peut fonder de théories sur leurs égarements. Car enfin « n’est-il aucun moyen de s’assurer que le développement intellectuel de la gent féminine épargne sa vertu ? ». Bourré de principes, Walton est la voix de ce siècle qui ne fut lumineux que pour les hommes.
Après La conspiration des ténèbres, Theodore Roszak prouve encore qu’il est un grand maître du romanesque. Son texte sombre et envoûtant est captivant de la première à la dernière ligne. Il se met dans la peau d’une femme de façon magistrale et émouvante et sa grande érudition historique, scientifique et sociale se mélange si bien au romanesque que le lecteur n’y voit que son plaisir. Il me faut maintenant me persuader qu’Elizabeth Frankenstein n’a jamais existé qu’elle n’est que le fruit de deux imaginations conjuguées : celle d’une jeune femme victorienne et non moins libérée et celle d’un maître américain du romanesque qui restitue le dix-huitième siècle comme s’il y avait vécu. C’est magnifique.
Theodore Roszak sur Tête de lecture
Les mémoires d’Elizabeth Frankenstein (The Memoirs of Elizabeth Frankenstein, 1995), Theodore Roszak traduit de l’anglais (américain) par Edith Ochs, Le Cherche Midi (NéO), février 2007, 547 pages, 23 €