« Moi, c’est Karnal ; enfin, c’est comme ça qu’on m’a surnommé. En l’honneur des princes des ruelles, des quartiers et des villes perdues dans l’oubli, et à cause de la ressemblance avec mon vrai prénom. Style et stylo latino ; j’ai toujours eu la passion de la sape et des mots. Loin d’être un saint et pas vraiment un salopard, j’essaye de trouver une voie tant qu’il y a un juste milieu. »
Ce court extrait pour vous mettre tout de suite dans le bain : la collection jeunesse Exprim’, ça n’est pas de la littérature pour profs. Elle sent la rue et le vécu, « privilégie les styles inventifs, pétaradants – l’impact des écritures verbales [pour] des romans urbains nourris de musique, de poésie, de rythmiques slam et hip-hop… De nouvelles voix pour les nouveaux lecteurs. » La nouvelle voix dans ce roman n’est pas tout à fait nouvelle puisque c’est celle d’Hamid Jemaï dit Hamidal Lekter, vingt cinq ans, slameur et réalisateur (clips et courts métrages).
Et le roman… Le héros, Karnal, fils de la rue, un brin violent, gouailleur, plus de verve que de poing cependant. Jusqu’au jour où il est entraîné dans un braquage organisé par ses potes, quasi un truc de pros (« C’est plus les délires du quartier »), comme dans les films américains, dont les références ne manquent pas (Les Affranchis, Scarface, Dirty Harry, Tarantino…) : « Le dosage doit être subtil. Un peu d’trop et c’est les millions en poussière et l’triple meurtre assuré. » Malheureusement tout dérape quand un des quatre décide de tuer les convoyeurs de la Brink’s. Les petits durs de banlieues deviennent de vrais truands, et la spirale s’enclenche. Et le doute dans l’esprit du narrateur : « Un putain d’brouillard dans ma tête. J’ai jamais été un voyou. Comme tout l’monde, j’ai crapulé à gauche à droite ces dernières années, rien d’bien méchant. Ces trois dernières heures ont vite rattrapé le retard de mon casier. On est au stade du grand banditisme. »
Tout ça est très violent et ne s’exprime pas dans une langue châtiée. Mais pour autant, Hamid Jemaï ne se force pas. Si l’intrigue est bien sûr inventée, il est clair qu’elle se nourrit de la vie de l’auteur dans les quartiers. L’autobiographique est perceptible dans les anecdotes, les dialogues, les petits trafics. Il écrit comme il parle au jour le jour, ce qui nous change des auteurs jeunesse qui écrivent sur 9-3 en ayant grandi à Versailles ou au fin fond du Calvados… Le style rappelle le slam ou le rap, ces formes de poésie bien particulières qui puisent dans la réalité et l’expérience personnelle. L’oralité prime chez Jemaï sans pour autant négliger le travail de l’écrivain : il ne s’agit pas là d’un texte de premier jet, mais bien d’un récit structuré dans lequel ne manquent ni les coups de théâtre, ni l’humour. C’est que l’auteur n’écrit pas en vain, il croit sincèrement au pouvoir des mots, comme il le fait dire à son narrateur qui le représente si bien : « J’crois qu’je fais ça pour essayer d’faire changer les choses dans c’triste monde… changer les hommes et les mentalités. » Changer la banlieue ? Dire au moins ce qui fait mal : « Tu évolues dans une ville où la misère est la seule fortunée à la ronde. Avec des boulots de déménageur, de livreur de pizzas ou de manutentionnaire, pour ne pas dire esclave, dans une usine. Et à côté de ça, tu vois tous les jours, à toute heure, chaque seconde, dans les rues, dans ta télé ou sur Internet, toutes ces choses que tu pourrais, pourrais, pourrais posséder […]…Ouais, tu rêves à tout ça en te répétant que toi, pendant ce temps, tu manges la merde […]. Et c’est triste à dire mais, même quand t’es gosse, la conseillère d’orientation ou tes professeurs ont vite fait de te foutre dedans […]. T’es vite placé dans un BEP de merde, où t’es sûr de rien, à part que tu vas pas t’épanouir […]. C’est triste. De faner sans même s’être découvert. »
Alors bien sûr, il faut avoir envie d’être bousculé par cette langue à laquelle nos lectures ne nous ont guère habitués. C’est pourquoi j’ai choisi d’intégrer beaucoup de citations à ce billet, afin que vous soyez prévenus et peut-être séduits par son rythme et son indéniable poésie. Ça n’est pas du Baudelaire qui, il faut bien finir pas se l’avouer, est mort depuis longtemps. Mais c’est au moins sincère, provoquant et travaillé. Alors si comme moi, le rap de banlieue vous hérisse, tentez Dans la peau d’un youv pour en découvrir l’univers.
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Dans la peau d’un youv
Hamid Jemaï
Sarbacane (Exprim’), 2007
ISBN : 978-2-84865-201-6 – 138 pages – 8 €