Étrange histoire que celle de Rudd Theurer, jeune mormon qui vit seul avec sa mère depuis la mort de leur père. Enfant, il a découvert au grenier les lettres d’une femme, Ann Korth qui prétend que son fils est l’enfant illégitime du père de Rudd. Devenu adolescent, celui-ci décide de partir à la recherche de ce demi-frère. Et il rencontre un certain Lael qu’il visite régulièrement sans qu’ils ne se lient vraiment d’affection. En effet, Rudd est un jeune homme très renfermé, solitaire, habitué à se faire chahuter par ses camarades. C’est donc quasiment la première fois qu’il peut échanger avec un garçon de son âge. Et il parle beaucoup Rudd… mais à qui ?
Rapidement, le lecteur a le sentiment que Lael n’est pas seulement le demi-frère de Rudd, et d’ailleurs, existe-t-il vraiment ? Il semblerait que Rudd ait un très grand pouvoir d’imagination, qu’il va d’ailleurs pouvoir mettre en pratique à l’occasion d’un devoir imposé par un professeur : choisir une période, une ville, une époque, un fait pour effectuer un travail de recherche. A la bibliothèque, Rudd tombe sur une sombre histoire d’expiation par le sang, un crime sordide datant de l’année 1903, mettant en scène un certain William Hooper Young.
Si mon résumé a l’air clair, je m’en tire bien car l’histoire elle ne l’est absolument pas. Car le jeune Rudd est en fait schizophrène et il endosse successivement diverses personnalités qui déconstruisent la narration et superposent les récits sans qu’on sache vraiment à quel moment Rudd est effectivement lui-même. L’est-il en fait ? Enfant de l’Amérique puritaine, bardé de principes religieux et d’idéologie mormone, Rudd le renfermé ne peut qu’exploser à un moment ou à un autre. Alors quand on le retrouve gisant grièvement blessé entouré des quatre cadavres d’une même famille, on comprend que Lael a pris le dessus. A cette image du frère viendra se superposer celle du père en la personne de William Hooper Young (W.H.Y.) qui achèvera de déconstruire la faible personnalité de Rudd. « Mais qui est là-dedans avec moi ? » interroge le jeune homme…
Cette plongée dans la psychose n’est pas de tout repos. Le lecteur perd ses repères de lecture et le texte lui-même souligne les aberrations de l’esprit malade (la troisième partie comporte par exemple trois chapitres un). Lecture éprouvante, mais passionnante. Les méandres de la folie ne sont pas routes faciles, tout comme les rites et coutumes mormons que Evenson connaît bien puisqu’il fut jadis membre de l’Église des Saints des Derniers Jours (qu’il dut quitter car ses premiers écrits ne correspondaient pas à la doctrine…). Le lecteur espère une troisième partie qui résumerait l’intrigue en en rassemblant les fils, mais c’est peine perdue : la folie est bien là, installée et peut même donner dans un comique noir et insensé.
Il faut accepter de ne pas comprendre, d’être l’objet manipulé par l’auteur comme Rudd l’est de sa folie. Brian Evenson ne se montre certes pas facilement accessible, mais ne peut laisser insensible. Je pense à Lost Highway de David Lynch ou à Spider de David Cronenberg en lisant ce roman, grands films de grands cinéastes, aussi étranges que perturbés, mais irrémédiablement centrés sur la folie des hommes et du monde.
Inversion
Brian Evenson traduit de l’anglais (américain) par Julie et Jean-René Etienne
Le Cherche Midi (Lot 49), 2007
ISBN : 978-2-74910-839-1 – 261 pages – 17 €
The Open Curtain, parution aux Etats Unis : 2006