Trois générations d’Amberson sur à peine un demi-siècle, des années 1870 aux premières décennies du XXe siècle. Tout d’abord le Major qui édifia la fortune familiale et la ville du Midland où il s’installe. Sa fille Isabelle, tant convoitée, qui finit par épouser l’insignifiant Wilbur Minafer parce que le fantasque Gene Morgan, fin soûl, s’est ridiculisé sous sa fenêtre. Puis George Amberson Minafer le prétentieux, l’arrogant qui ne désire pas plus travailler que voir ses désirs contrariés.
Parti au loin soigner ses blessures d’amour, Gene Morgan revient vingt ans plus tard avec à son bras sa charmante fille Lucy. Le temps d’un bal, elle conquiert le coeur de George lui-même sous le charme de la jeune fille mais assombri par la présence de l’ancien soupirant de sa mère. D’autant plus que cet homme extravagant est un inventeur qui prétend que sa dernière trouvaille va bouleverser le monde : une voiture sans cheval ! George ne veut rien savoir de ce nouveau moyen de locomotion bruyant, salissant et si peu sûr ; il ne jure que par le cheval sans se rendre compte qu’il passe à côté du progrès. Comme tous les Amberson du reste, qui resteront sur le quai en regardant passer le train de la modernité. Sûrs de leur valeur et de leur bon droit, endormis sur leurs richesses, ils seront tous laminés par des hommes modernes et entreprenants qui n’hésitent pas à suer et mettre les mains dans le cambouis. Mais les Amberson sont bien trop fiers et n’auront plus qu’à se montrer « aussi grandioses dans la dégringolade que prétentieux dans l’ascension ».
George a beau être détestable dans son arrogance, on finit par le plaindre tant il est à la fois la victime et le bourreau. Victime du trop d’amour d’une mère, victime d’une condition sociale qui banda les yeux d’une jeunesse dorée à peu près bonne à rien, victime d’une Amérique impitoyable qui piétine allègrement ses gloires d’hier. Même si Booth Tarkington inscrit son roman dans un contexte historique bien particulier, on ne peut que penser qu’il reflète aussi l’Amérique d’aujourd’hui, l’Amérique de toujours qui utilise les gens, les mythes pour se construire puis les oublie dès qu’ils ne sont plus au zénith. Ceux qui suivent le progrès, ceux qui le font seront toujours respectés, quel que soit leur âge, alors que ceux qui s’enferment dans leurs valeurs passées sont impitoyablement oubliés.
De ce roman très réaliste, Orson Welles tira un film en 1942. Je l’ai vu juste après cette lecture et l’adaptation est très fidèle, beaucoup de dialogues étant repris directement du roman. Certains aspects, des détails certes, sont laissés de côté comme la profonde mutation de la ville qui devient tentaculaire et sale sous l’effet conjugué des automobiles et de l’accroissement de population. George (Tim Holt) est aussi beaucoup moins noir dans le film car dans le roman, c’est lui seul qui empêche le remariage de sa mère (Dolores Costello) devenue veuve avec Morgan (Joseph Cotten) et qui interdit à ce dernier de la voir une dernière fois avant qu’elle ne meurt. C’est un tyran et je trouve qu’ici, Tim Holt n’est pas aussi convaincant qu’il le devrait : je le trouve fade et ses emportements me semblent surjoués. Heureusement Joseph Cotten est magnifique de stoïcisme.
Je ne suis certainement pas assez connaisseuse en cinéma américain de cette époque pour émettre un avis très argumenté, mais je n’ai pas été aussi éblouie par ce film que par le grandiose Autant en emporte le vent, sorti trois ans plus tôt. Le noir et blanc n’aide pas à souligner la magnificence des Amberson, alors qu’on se souvient à jamais de la magnifique robe verte que Scarlett se confectionne dans une paire de rideaux. Enfin, costumes et actrices ne peuvent pas rivaliser en pétulance et en richesse.
J’ai finalement préféré le livre au film, son parfum de nostalgie et de fin de siècle, et son héros admirablement détestable.
La splendeur des Amberson
Booth Tarkington traduit de l’anglais (américain) par Jacqueline Duplain
Phébus, 2001
ISBN : 2-85940-770-7 – 296 pages – 19,50 €
The Magnificent Ambersons, parution aux Etats Unis : 1918 (Prix Pulitzer)