
Quel lecteur passionné n’a jamais rêvé d’avoir sa librairie ? Pas n’importe laquelle, une librairie où il n’y aurait que des livres qu’il aime, qui l’ont ému, touché, accompagné. Elle s’appellerait Au Bon Roman, évidemment, puisqu’il n’y aurait que de bons livres. C’est ce rêve que Ivan Georg et Francesca vont réaliser, au cœur du Quartier Latin, envers et contre tout. Contre le monde de l’édition notamment, mais ne précipitons rien.
Ivan et Francesca décident qu’un comité est nécessaire pour dresser la liste des ouvrages de fonds : quels romans sont de bons romans et doivent être présents en permanence sur les étagères sous peine de honte absolue ? Huit prescripteurs qui ne se connaissent pas et dont l’identité doit rester secrète établissent huit listes de trois cents titres. A l’arrivée, trois mille trois cent neuf titres différents qui serviront de base au catalogue qui par ailleurs, caractéristique principale et ô combien dérangeante, ne contient pas de nouveautés. Car Au Bon Roman, on fait fi de la rentrée littéraire, des meilleures ventes et de l’actualité éditoriale : on vend ce que l’on aime, uniquement. Ce projet fou rencontre un succès immédiat : sept cent onze livres vendus le jour de l’ouverture et un chiffre de ventes qui s’accroît de jour en jour.
Ce succès fait grincer bien des dentiers. Après quelques mois de bonheur, les premières attaques :
Cette entreprise n’est ni plus ni moins totalitaire. Des individus, qui prennent soin de taire leur identité, s’arrogent le droit de décider pour les autres, pis, de décider pour tous quels sont les grands romans, et d’écarter les livres, beaucoup plus nombreux, qui ne leur agréent pas. (…) Qu’est-ce que ça veut dire, bon roman ? Qui sont ces kapos qui ont le culot d’apposer ou non sur les livres leur certificat de qualité ? D’où parlent-ils ? De quel droit ?
La presse se déchaîne, les journalistes fouillent la vie personnelle d’Ivan et Francesca, bref, le beau rêve qui se réalise menace de se transformer en cauchemar. Surtout quand les huit prescripteurs secrets commencent à être victimes d’agressions.
C’est en fait avec le récit de ces agressions que commence ce réjouissant roman. On ne sait pas du tout qui sont ces victimes et ce n’est que peu à peu, à travers le récit que Ivan et Francesca, qui ont décidé d’en appeler à la police à cause de la gravité des faits, font au commissaire Heffner de leur histoire, que se dessine cette formidable aventure. Ce récit, qui coule sur plus de trois cents pages, fait d’ailleurs partie, à mon avis, des quelques éléments invraisemblables de ce roman : comment en effet imaginer qu’un commissaire de police parisien va passer tant de temps à écouter ces deux originaux parler de leur entreprise, mais aussi d’eux-mêmes, de leurs amours, de leurs relations ? Et que penser de cette Francesca qui est propriétaire d’un grand local inoccupé dans le Quartier Latin, qui n’a aucun problème d’argent ? Une mécène, oui ; je dirais plutôt une bonne fée. Car pour moi, ce livre tient plus du conte moderne dans lequel les héros doivent franchir des épreuves pour accomplir leur rêve. Ils sont cernés d’envieux qui ne supportent pas que le goût de lire l’emporte sur la finance, les offices, les best sellers. Personne pourtant n’empêche les lecteurs de pousser la porte de la librairie d’à côté pour acheter une nouveauté ni ne les oblige à acheter leurs livres Au Bon Roman. Mais le monde de l’édition est plein de rancunes et d’aigris que pensent profit plutôt que plaisir.
Ce livre m’a grandement enthousiasmée, c’est une belle aventure, un rêve de lecteurs qui se joue de toute contrainte financière, même si en cela il n’est pas toujours réaliste. Ivan et Francesca ne se posent pas en ayatollahs du bon goût et du bien lire, ils vendent ce qu’ils aiment, sans obliger ni mépriser personne : « Nous nous dépensons pour soutenir et enrichir le patrimoine littéraire, qui est menacé par l’oubli et l’indifférence, sans parler de la confusion du goût. » Ils font ce qu’ils aiment, sans dogme, et c’est ce qui agace.
L’enquête policière qui encadre le récit d’Yvan et Francesca donne au livre un ton mélancolique. On sait que l’exaltation des débuts ne durera pas et que l’idéal de ses deux amoureux de la lecture va se briser contre la réalité, car ils n’ont pas considéré que « la création artistique, et toutes les structures où elle est produite et vendue, sont eux aussi un champ de force haineuse, dont le ressort le plus commun est l’envie et l’arme habituelle, en France du moins, le discrédit idéologique. »
Un roman qui est aussi une histoire d’amours et qu’il est indispensable de lire un crayon à la main afin de noter quantité de titres et d’auteurs mentionnés, tous plus tentants les uns que les autres !
Au Bon Roman
Laurence Cossé
Gallimard, 2009
ISBN : 978-2-07-012326-6 – 496 pages – 22 €