Le Testament du bonheur est un livre unique en son genre. Pensez donc, il ne chronique que des ouvrages qui n’ont pas été écrits. Exercice oulipien et réjouissant qui n’est qu’une des contraintes observées par Robert Colonna d’Istria qui prend ici toute la mesure de son original patronyme. En effet, si les cinquante-deux auteurs chroniqués portent des noms loufoques, c’est que ceux-ci sont tous des anagrammes du nom de l’auteur : Carole-Astrid Bronnoti, Adriano Strion-Colbert, Sabino Torrent-Coliard, Nora et Nicolas Tribord… Cinquante-deux anagrammes de Robert Colonna d’Istria, ça mérite déjà le respect…
L’auteur à l’évidence est joueur. Il ouvre d’ailleurs le recueil par une chronique dudit recueil qui donne le tempo : « l’ensemble est pareil à un journal : les matières évoquées finissent par importer moins que le ton ou le style ». Ce qu’il explicite effectivement dans son texte consacré à un livre qui recense les meilleurs restaurants du monde… qui n’existent pas. Moquerie, autodérision, mais aussi pied de nez à tous les tâcherons de la littérature qui s’enchaînent à leur bureau pour écrire la chronique qu’ils doivent rendre dans moins de deux heures. Cinquante-deux chroniques gratuites, pour le plaisir du geste, un an de chroniques hebdomadaires.
De quels livres nous parle en fait ce chroniqueur ? D’un auteur inconnu qui publie son journal, de l’improbable biographie d’un conseiller d’Etat, époux d’une coiffeuse et restant en poste plus de trente ans ou de celui qui a inventé le feu de stop pour vélocipède…. Tout peut-être littérature, mais on se réjouit quand même que ces livres-là n’aient pas été écrits… Beaucoup procèdent de la variation sur un thème : « il a juxtaposé cent sept textes courts qui évoquent chacun une forme de l’attente« , « juxtaposition d’hétéroclites contributions sur un thème unique : la jalousie« , « son beau livre est une juxtaposition de photographies d’enfants, et de courts textes, d’essence poétique, qui chantent leur louange« , « douze portraits de personnages vivant dans le monde contemporain« , « typologie des diverses formes de la mort ». Certains tiennent de l’exercice de style, comme ce roman de trois cents pages sans verbe qui raconte la vie d’Adam et Ève au paradis…
Peut-être finalement Le Testament du bonheur est-il un cimetière « d’idées fabuleuses jamais concrétisée » par Robert Colonna d’Istria. Qui, joueur jusqu’au bout, propose cependant en toute fin d’ouvrage au lecteur de voter pour le livre chroniqué qu’il voudrait lire et s’engage à l’écrire ! Si ces chroniques sont celles de textes jamais écrits mais projetés par le chroniqueur, on comprend sa grande bienveillance à leur égard, même quand les sujets sont retors et les intrigues fumeuses. Ainsi lit-on : « jusqu’à ce que, rapidement, l’histoire se réduise à un informe empilement de sons et qu’on ne parvienne plus à en suivre le fil objectif« , « On ne comprend absolument pas ce que cela veut dire, mais il faut admettre que c’est plaisant.«
Quand il cite parfois les textes, les citations sont toujours d’une grande platitude, surtout au regard de la plume du chroniqueur. On comprend petit à petit qu’il se livre à un exercice de sublimation. Que lire ses chroniques érudites et bienveillantes vaut à l’évidence mieux que lire les textes eux-mêmes.
La matière des critiques compterait-elle moins, dans son esprit, que la manière ?
Allons plus loin : « le meilleur du voyage n’est-il pas dans l’intention de voyager », alors le meilleur d’un texte n’est-il pas dans sa chronique ? On peut tout espérer d’une chronique, elle peut entretenir l’envie, laisser augurer du meilleur… une fois le texte lu, il n’y a plus rien à espérer… La bonne chronique ne serait-elle pas celle qui donne l’essence même d’un texte et dispense ainsi le lecteur de le lire ?
Les références littéraires du chroniqueur sont multiples et ses goûts très classiques. Dans sa grande bienveillance, il compare les auteurs dont il parle à Céline, Kipling, Bernanos, Kafka… Quand il s’agit de textes courts, il évoque des textes bien plus récents comme Microfictions ou Les Miscellanées de Mr Schott. Son journalisme idéal, c’est celui d’Albert Londres et de Joseph Kessel et il aime les ouvrages qui traitent du bon vieux temps comme l’Atlas de l’Europe oubliée ou le Recueil d’expressions en péril, menacées d’oubli et de disparition. Il est de la vieille école, tendance conservatrice. Il apprécie les textes positifs, comme celui de cette famille qui tient un commerce de « ce qui aide à vivre » qui a recréé « une espèce de bulle souriante, gaie, fraîche« . Voire même un peu mièvre.
Les dernières chroniques cependant sont beaucoup plus profondes et sombres. Elles interrogent la littérature et l’acte d’écrire. Robert Colonna d’Istria, l’auteur cette fois, pointe son nez : « jusqu’où les lecteurs sont-ils prêts à le suivre » ce chroniqueur de livres inexistants ?
L’avant-dernière chronique intitulée « Il ne faut jamais oublier le lecteur », commence comme Le Testament du bonheur, comme une blague. Elle concerne le livre qu’un écrivain a écrit pour servir de cale-pied à une table basse. A des milliers et des milliers de tables basses en fait puisque ladite table a été fabriquée avec un pied en moins et que des concepteurs ont imaginé qu’un livre ferait l’affaire pour l’équilibrer. Un livre donc, qui n’aurait même pas besoin d’être écrit puisqu’il n’existerait qu’en tant que contenant, objet-livre qu’on expose pour la galerie. Un livre vide. Et c’est dans ce livre-là qu’on trouve les pages les plus intenses du Testament du bonheur :
Écrire est un acte de générosité, d’amour. C’est une manière d’aider à vivre. C’est le contraire de l’égoïsme. […]
Pourquoi écrire ? Sans doute pour tenter d’éviter de succomber à la bêtise – à sa propre bêtise -, pour obliger à se tenir. Se tenir : une manière de tenir, face à la vie, à l’âge, à la déchéance, aux infirmités…
On croyait pourtant que ce Bessaguet qui apparaît de loin en loin dans plusieurs chroniques était une plaisanterie, au pire une touche hitchcockienne. Mais il prend un tour bien plus inquiétant au final comme pour nous dire que rien n’est innocent en littérature, même le plus réjouissant des faux recueils de chroniques.
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Le testament du bonheur
Robert Colonna d’Istria
Le Rocher, 2016
ISBN : 978-2-26808-160-1 – 318 pages – 19,50 €
C’est sacrément original comme idée !
Oui. Il y avait celui qui parlait des livres qu’il n’avait pas lu, voici maintenant celui qui chronique les livres qui n’existent pas : l’imagination n’a pas de limites 🙂
Mais maintenant que nous avons lu cette chronique, est-il besoin de lire le livre ? 😉
Ok que oui: il serait dommage de manquer cette plume savoureuse et cet humour. Et j’espère bien que cette chronique ne dispensera personne de s’y frotter 🙂
Un titre un peu triste, qui ne m’aurait pas tenté de prime abord.
C’est le titre d’une des chroniques du recueil. Pas bien affriolant, c’est vrai.
J’ai adoré !
Ça ne m’étonne pas. Allez, rédige un billet maintenant, moi j’ai mis du temps à écrire celui-là…
Il est en cours, mais pas pour la semaine prochaine. Je ne sais pas par où le prendre, en fait 😉
Dérision, humour… Il me faut ce livre !!
J’espère qu’on en entendra beaucoup parlé et qu’il trouvera son public car je suis sûre qu’il réjouira de nombreux lecteurs.
Waouh, j’adore l’idée et ta chronique donne sacrément envie !
Je craignais qu’elle soit un peu longue, mais si au final elle donne envie alors je suis ravie !
Tssst, encore une tentation (oui j’ai lu aussi celui sur les livres pas lus, j’adore bien sûr)
S’il y a de l’humour, je craque.
Je ne doute pas que ce livre te plaira aussi, peut-être moins intello que le Bayard mais très bien quand même.
Lu et peut-être un peu moins d’enthousiasme que toi, l’exercice tourne parfois un peu sur lui-même… mais l’ensemble est très plaisant, érudit et intelligent
Je craignais ça aussi, 52 chroniques, ça fait vraiment beaucoup, mais j’ai trouvé qu’il se renouvelait vraiment. Les chroniques finales en particulier m’ont bien fait cogiter : elles sont nettement plus sombres et métaphoriques, me semble-t-il…