C’est un grand frisson qui me parcourt en refermant Rêves de garçons. Le ton de la narratrice est si désinvolte, comment imaginer qu’il va mener à la révélation finale ? C’est pourtant imparable, méticuleux, et toujours aussi glaçant.
Je poursuis donc ma découverte de cette auteur dont l’écriture trouve en moi un écho vraiment profond. Il s’agit pourtant là de jeunes adolescentes américaines de la fin des années soixante-dix, pom-pom girls de surcroît, c’est vous dire si elles me sont a priori étrangères.
Elles sont belles, très belles même et le savent et s’en servent pour aguicher les garçons de façon parfois extrêmement provocante (en roulant les seins à l’air dans une décapotable par exemple).
Pourtant, à l’inverse de sa meilleure amie Desiree qui saute sur tous les beaux mecs et se fait donc traiter de nymphomane, Kristy la narratrice est vierge et ne considère pas le sexe comme une de ses priorités. Elle passe quelques jours d’été dans un camp de vacances avec ses amies pom-pom girls et entend bien en profiter et s’amuser. Mais le lecteur est prévenu dès le préambule : ce roman est placé sous le signe des histoires macabres qu’on se raconte le soir à la veillée autour du feu pour se faire peur et s’empêcher de dormir. Et partout, par petites touches, la mort s’insinue dans le récit : les cigales qui passent dix-sept ans sous terre avant de surgir pour deux jours de vibrations aussi intenses qu’éphémères, le père de Kristy disparu à jamais, sa grand-mère folle, ce garçon qui l’aimait et qu’elle n’a jamais revu. Ces souvenirs qu’elle égraine pourraient donner lieu à un roman nostalgique s’il n’y avait derrière une mentalité pointée du doigt et soulignée par l’esprit pom-pom girl :
Celle qui a de l’énergie à revendre, qui se donne du mal, qui fait tout pour avoir l’air belle et pour être la meilleure, alors pour cette fille-là, tout est possible.
Dans ce contexte-là, il n’est pas de sentiment possible. L’autre n’existe que tant que tout va bien, que la vie est facile et que rien n’entrave l’avenir. Que quelque chose vienne se mettre en travers du chemin et c’est l’individu seul qui compte, oubliant les autres, leur existence, leurs souffrances. Kristy ressemble à une adolescente normale, mais c’est en fait un monstre de froideur. Et c’est bien là ce qui est si terrible : cet individualisme forcené est-il le lot commun ? L’adolescente devenue femme qui raconte son histoire représente-t-elle les femmes de la middle class américaine ?
Dans une interview, Laura Kasischke déclare : « Ce qui m’intéresse en écrivant, c’est de reconstituer tout le processus psychique et affectif qui conduit parfois les êtres à se retrouver dans certaines situations limites: disparaître, ou se faire tuer. » Ces situations limites permettent de dévoiler les personnalités de femmes bien convenables, ayant réussi. Alors évidemment, Laura Kasischke dérange. J’ai lu notamment quelques billets incendiaires à propos de A moi pour toujours, passionnant roman au demeurant. C’est que quand on appuie là où ça fait mal, il est préférable de faire comme si la douleur n’existait pas…
Laura Kasischke sur Tête de lecture
Rêves de garçons
Laura Kasischke traduit de l’américain par Céline LeroyChristian
Bourgois, 2007
ISBN : 978-2-267-01906-3 6 245 pages – 25 €
Boy Heaven,parution au Etats Unis : 2006