Ravage de René Barjavel

Barjavel 1Pourquoi lire cette vieillerie ? Certainement parce que c’est Barjavel et que c’est le seul titre de SF lu par bien des profs de français qui nous le réchauffent comme une soupe depuis plus de soixante ans. Le but de ce billet est de vous dire pourquoi ne pas le lire.

L’intrigue
2052 : dans une société industrielle et mécanisée, l’électricité vient à manquer. Très vite, Paris se transforme en jungle, chacun luttant pour sa survie. Même le jeune et sympathique François Deschamps, héros du roman, se transforme en assassin pour trouver à manger ; il n’hésite pas à faire assassiner des prisonniers. Il se transforme en fait en brute autoritaire, régnant par la force et la violence sur sa femme et ses compagnons. Il décide alors, avec quelques autres de quitter la ville pour la campagne afin d’y fonder une nouvelle vie basée sur le travail et l’harmonie avec la nature. Devenu un patriarche incontesté et refusant tout changement, il sera lui-même victime de son utopie.
Écrit à Paris pendant l’Occupation, ce livre s’inspire de cette sombre période. Barjavel écrit dans Les Années de l’homme :

J’ai vite commencé un roman qui m’a été en partie inspiré par le fait que l’on vivait à Paris à ce moment-là une période de ténèbres. Nous étions dans une ville qui, à partir de 4 heures du soir, était noire. Plus aucune lumière, le black-out total… et c’est cet environnement ténébreux qui m’a sans doute inspiré l’idée de la disparition totale de l’électricité qui est le thème à la base de Ravage….

Les habitants ont faim, ils ont peur et des pulsions inconnues se font jour quand naissent de nouvelles tensions.

Quelques thématiques contestables
Alors que les citadins en sont venus à tuer pour manger, François Deschamps franchit un degré intolérable en assassinant des prisonniers : « Je sais que ce n’est pas drôle de tuer des gens sans défense, mais nous devons, avant tout, songer à assurer notre propre sécurité. Nous vivons des circonstances exceptionnelles qui réclament des actes exceptionnels« . La guerre et l’état d’alerte justifieraient donc la sauvagerie et le meurtre. Pour contestable qu’elle soit, la mise en scène de la violence a au moins ici le mérite de permettre d’ouvrir le débat avec des jeunes gens. Que les admirateurs de ce roman m’expliquent pourquoi Barjavel ne prend jamais de distance critique par rapport à une telle attitude. En ne remettant jamais en cause l’autorité de François, il cautionne le régime autoritaire qu’il instaure.

Car cet homme impitoyable qui tue ses ennemis et assassine ceux qui le gênent est élu chef du village par ses semblables. Ce despote prend donc lui aussi légalement le pouvoir. Le jeune chef instaure la polygamie car  » il faut que chaque parcelle de cette bonne terre connaisse le soc de la charrue  » (on notera la finesse de la métaphore). Il décide du nombre d’habitants dans chaque commune et de l’étendue des propriétés de chacun, établit une religion « basée sur l’amour de Dieu, de la famille et de la vérité, et le respect du voisin « . Il fait détruire les livres, « l’esprit même du mal » et réserve l’écriture à quelques élus, car elle « permet la spéculation de pensée, le développement des raisonnements, l’envol des théories, la multiplication des erreurs« . Que penser d’un homme de lettres qui fait de son héros le porte-parole de l’ignorance, sans la moindre ironie ? Ce personnage qu’il dit sage et éclairé (« dans ses yeux brillent la sagesse et la bonté« ) méprise les femmes, ignore leur libre arbitre ; Barjavel lui-même fait de son héroïne, Blanche une idiote écervelée et versatile, préférant la richesse à l’amour.

Enfin la ville, mécanique, artificielle et anonyme a absorbé quasiment toute la population. Paris compte vingt millions d’habitants qui étouffent et mangent de la nourriture industrielle. Les campagnes sont désertes et c’est pourtant là que François décide d’emmener sa troupe qui fera jaillir un monde nouveau basé sur le travail et l’effort car « la terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de la France qui meurt » disait le maréchal Pétain en 1940. C’est de la terre que viendra le salut de la petite communauté, de son grand nombre d’enfants et de l’obéissance aveugle au chef.

Barjavel et la science-fiction
René Barjavel consacra une bonne part de ses écrits à ce qu’à l’époque en France, on n’appelait pas encore la science-fiction, mais plutôt l’anticipation.

Citons Le Voyageur imprudent, publié en feuilleton de septembre 1943 à janvier 1944 dans la revue collaborationniste « Je suis partout », Le Diable l’emporte (1948), La nuit des temps (1968), Le Grand secret (1973), Une rose au paradis (1981) et L’Enchanteur. Trois nouvelles ont été publiées dans la revue Fiction.

Il a également fait œuvre de journaliste, son premier métier, et de scénariste et dialoguiste pour le cinéma français d’après-guerre (notamment pour Fernandel dans la série des Don Camillo).

Mais c’est bien à l’auteur de romans de science-fiction que la plupart des journaux rend hommage après sa disparition le 24 novembre 1985. « René Barjavel, un poète de l’anticipation » (Le Parisien, 26 novembre 1985), « René Barjavel le chevalier de la science-fiction » (Auvergnat de Paris, 26 novembre 1985), « Celui qui savait s’émerveiller » (Le Journal du Dimanche, 1er décembre 1985), « L’auteur de Ravage est mort à soixante-quatorze ans… » (France-Soir, 26 novembre 1985)…etc… Presque oubliée sa position équivoque pendant la guerre, sauf du quotidien « L’Humanité », qui ne ménage pas le récent défunt :

Chroniqueur à France-Soir, scénariste de films aussi hétéroclites que « Don Camillo » et « Le Guépard », auteur de La Faim du tigre, Si j’étais Dieu, La Charrette bleue, René Barjavel est mort dimanche à l’âge de soixante-quatorze ans. Il fut lancé par Ravage (1943), l’un des premiers livres français de science-fiction. Il n’en professait pas moins les vieilles idées de la droite la plus extrême. Collaborateur de « Gringoire », « Je suis partout », il écrira en 1980 à la mort de Sartre : « Je n’aimais pas Sartre, d’abord à cause de son physique. Je ne croyais pas qu’un homme affligé d’un strabisme tel que le sien puisse avoir une vision claire du monde. »
Barjavel portait, lui, des lunettes, mais resta toujours aveugle au sens de l’histoire et au sort de ses concitoyens.

On l’a donc beaucoup interrogé sur cette littérature, voici quelques unes de ses réponses :

  • La science-fiction est une hypothèse sur l’avenir. C’est une nouvelle littérature. Elle s’évade du cadre de la chambre à coucher ou de la salle à manger. Elle fait éclater les murs pour nous donner à voir de nouveaux horizons. On retrouve tous les genres en elle et elle peut être épique, lyrique, politique, dramatique… Elle s’intéresse au devenir de l’espèce humaine.
  • C’est en Amérique que roule le fleuve du roman aujourd’hui. Les petits cousins yankees de Galaad vont chercher le Graal dans les étoiles. La vraie littérature américaine, ce n’est pas Faulkner, Hemingway et leurs pareils, descendants anémiques de Zola, branche exténuée de la littérature européenne du XIX siècle : c’est Bradbury, Clifford Simack, Van Vogt, Asimov, Walter Miller, Damon Knight, James Blish et mille autres. Ils sont légion. Ils grouillent dans tous les genres.
  • La SF permet d’ouvrir des fenêtres vers tous les horizons du temps et de l’espace et de s’intéresser à de vastes problèmes.

Barjavel fut membre du jury du prix Apollo (initié par Jacques Sadoul à partir de 1972) aux côtés de Jacques Bergier, Jean-Jacques Brochier, Michel Butor, Michel Demuth, Jacques Goimard, Francis Lacassin, Michel Lancelot, François Le Lionnais, Alain Robbe-Grillet et Jacques Sadoul.

« Ravage demeure, plus de cinquante ans après sa parution originale, l’un des plus beaux romans sur le thème du cataclysme et de l’effondrement d’une civilisation » écrit Jacques Baudou dans « Le Monde des livres » à l’occasion de la sortie, en 1995 du volume Omnibus consacré aux textes SF de Barjavel. Et comme cet éminent critique n’est jamais avare de compliments quand il aime, il écrit dans le même article : Ravage et Le Voyageur imprudent ont valu à leur auteur « d’être considéré, à juste raison, comme le premier grand auteur français de science- fiction de l’après-guerre et de l’ère moderne« . Nous ne sommes d’accord ni avec l’une ni avec l’autre de ces affirmations. Pour réfuter la première, il suffit, pour rester dans le domaine français de lire et relire Malevil de Robert Merle à côté duquel Ravage fait pale figure. Il faudrait, pour discuter la deuxième affirmation, s’entendre sur les termes « ère moderne ». De plus, l’idéologie plus que contestable véhiculée par ce livre entache définitivement à nos yeux ses qualités littéraires. Il n’en reste pas moins que Ravage est le livre de science-fiction française le plus connu.

Barjavel est également très apprécié d’un autre grand monsieur de la science-fiction française : Jacques Goimard. Il ne lui consacre pas moins de cinquante pages dans son Critique de la science-fiction (Pocket, 2002), traitant largement de ses écrits mais aussi de sa vie, de ses prises de position, de ses convictions. On y découvre un Barjavel humaniste et un Goimard vindicatif : « cinquante ans après, il se trouve encore des critiques pour le qualifier de ‘pétainiste’ au motif qu’il y a chez lui une ‘idéologie’ du retour à la terre. Il est non moins certain qu’il a véhiculé des thèmes considérés comme ‘réactionnaires’, parmi d’autres qui ne le sont pas. Ne serait-il pas temps d’en finir avec les injures plus ou moins gratuites ?« . Absous.

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Ravage (1943), René Barjavel, Gallimard (Folio n°238), novembre 1972, 311 pages, 7€

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