Enigma d’Antoni Casas Ros

Enigma d'Antoni Casas RosEnigma nous conte les aventures sexuelles et littéraires de quatre personnages quelque peu hors du commun. Liés par l’amour de la littérature et de la poésie, ils fondent une curieuse entreprise : changer les fins de romans qui ne leur conviennent pas (Thursday Next a encore du pain sur la planche…).

Joaquim est professeur de lettres à l’université, il est atteint du syndrome Enigma et en cas de crise, il détruit des livres ; Zoé est son étudiante, elle aspire à devenir écrivain, et en ce début d’été à Barcelone, elle prend un job de serveuse de nuit dans un bar ; c’est là que Ricardo la rencontre, il est poète et tueur à gages (il récite un poème à ses victimes avant de les assassiner), fasciné par une étrange jeune Japonaise muette depuis l’adolescence, Naoki. Tous quatre vont se réunir autour d’un projet commun de librairie, Bartleby & Co,qui donne à leur vie un tournant décisif. Chacun va se découvrir, s’accomplir et trouver la voie de la création grâce à l’alliance secrète des « Philosophes dans le boudoir » :

« Il n’y a plus de frontière entre la réalité et la fiction, nos vies et notre amour de la littérature. Nous sommes emportés dans la gestation d’une œuvre qui ne se limite pas au langage, elle parle à travers nous, elle crée de la vie d’une manière encore plus absolue. En fait, c’est ce dont j’ai toujours rêvé : devenir le poème plus que le poète. Le corps de Zoé est un poème, votre corps est un poème, celui de Ricardo aussi, et c’est un peu comme si nous formions à nous quatre une vérité poétique qui s’exprime à travers la sexualité, qui invente un grand corps où quatre fragments trouvent leur complétude.« 

Le rêve littéraire et artistique passe donc par l’épanouissement sexuel à quatre, même si l’humaine jalousie contrecarre l’idyllique harmonie. Car chacun arrive avec ses fantômes qui sont autant d’entraves. Les traumatismes vont devoir être exprimés, exhibés pour être dépassés et vaincus, grâce à un club secret et une adolescente aussi nue qu’angélique.

Étrange livre donc, qui mettra certainement mal à l’aise plus d’un lecteur. L’alliance des corps et des esprits est certes idéale et rejoint certaines théories philosophiques qui posent l’harmonie intellectuelle et physique comme base de la création. L’homme et la femme ne peuvent s’épanouir intellectuellement que grâce à une sexualité libérée de toute entrave (sociale ou amoureuse) ; de même, ils ne peuvent connaître une sexualité harmonieuse que dans un environnement intellectuellement stimulant. Fusion idéale du corps et de l’esprit pour atteindre l’extase.
Certaines scènes pourtant, m’ont semblé quelque peu forcées, voire ridicules, mais peut-être cela tient-il à mon manque de pratique en la matière… Peut-être aussi à la grandiloquence de la description : « Tous les romans, toute la poésie participent à cette profonde extase. La lente chorégraphie de nos cris, le flot stellaire et la Voie lactée de nos mouvements traçaient dans l’obscurité des comètes lumineuses qui ne cessaient de tourbillonner vers leur désintégration. » L’amour à quatre propulse certainement vers les sommets…

Ceci dit, ce roman n’est heureusement pas dénué d’humour, notamment à l’encontre de l’auteur lui-même. En effet, il est plusieurs fois fait allusion à son roman précédent, Le théorème d’Almodovar, ainsi qu’à un certain Casas Ros, auteur caché vivant à Rome mais que le célèbre Enrique Vila-Matas parvient à visiter. Portrait de lui-même en auteur maudit et caractériel, j’y vois de l’humour, mais  il semblerait cependant que l’auteur vive effectivement reclus suite à un accident qui l’a défiguré.
Casas Ros en profite aussi pour exprimer son admiration à l’encontre de certains auteurs, comme Vila-Matas, Alvaro Mutis ou Roberto Bolaño. Et pourquoi pas en profiter aussi pour érafler au passage l’institution littéraire, les poètes bien rangés et les écrivains reconnus prompts à s’indigner.

Enfin, certains passages raviront certainement les amoureux des livres qui savent bien que ceux-ci ont une vie :

« Je sentais chaque auteur, chaque  texte d’une manière absolument organique. Les livres avaient un effet direct sur tout mon être et de temps en temps, il fallait que je les change de place. Un volume demandait à venir sur la table pour qu’il trouve son lecteur du jour. Un autre désirait réintégrer les rayonnages, se fondre dans la masse anonyme. Certains auteurs criaient, ne supportaient plus l’ordre alphabétique, ils voulaient clairement échapper à une certaine fatalité de voisinage et le disaient haut et fort. Il suffisait d’être à l’écoute des livres pour comprendre qu’on ne pouvait rien leur imposer. Un livre est un organisme vivant, avec ses besoins, ses rêves, ses revendications. Et trop souvent, les librairies et les bibliothèques ressemblaient à des mouroirs où s’entassaient des êtres débilités.« 

Un livre étrange, foisonnant, dérangeant et réjouissant à la fois, ce qui en fait un livre à lire si on accepte son étrangeté.

 

Enigma

Antoni Casas Ros
Gallimard, 2010
ISBN : 978-2-07-012803-7 – 248 pages – 16,90 €

55 commentaires sur “Enigma d’Antoni Casas Ros

  1. Humpf’. Justement la présentation m’interpellait … suite à ton billet, je suis davantage sceptique. Surtout que l’extrait « Tous les romans, toute la poésie participent à cette profonde extase. La lente chorégraphie de nos cris, le flot stellaire et la Voie lactée de nos mouvements traçaient dans l’obscurité des comètes lumineuses qui ne cessaient de tourbillonner vers leur désintégration. » est super space ! 😮

    1. J’ai tenu à mettre des extraits assez longs pour montrer que la langue est belle, sans aucun doute, mais juste un poil trop recherchée… on sent que ça doit être lu en se disant, « waouh, c’est beau ! », et c’est tellement amphigourique que finalement c’est dommage. Mais l’extrait ne fait pas tout le livre, l’aventure de la librairie vaut le coup.

  2. Que ce soit étrange, certes, mais comme Leiloona, je suis sceptique ( et le passage des comètes me laisse perplexe ! )

    1. Comme quoi, il en faut pour tout le monde : ceux qui veulent être dérangés et les autres. J’espère en tout cas que ceux qui tenteront l’expérience feront un billet parce que j’ai bien envie de savoir quel effet fait ce livre sur d’autres lecteurs.

  3. J’étais intriguée par ce livre, mais, au vu de ton avis et de l’extrait, je passe… J’ai déjà du mal avec Somoza que tout le monde adore, alors je préfère ne pas m’y risquer !

    1. Ah bon, j’aurais cru qu’il te tenterait au contraire, tu es une lectrice assez ouverte et éclectique et tu lis aussi des choses assez bizarres, parfois. J’espère qu’il y aura bientôt d’autres billets qui sauront être plus tentants que le mien.

      1. Cette réponse me titille depuis tout à l’heure… Ah bon, je lis des choses bizarres parfois ? A relire ma liste de lectures passées, tu n’as pas tort, d’ailleurs… il faut que je songe à lancer une rubrique « lectures bizarres » ou quelque chose dans ce genre ! 😉

    1. Les rares papiers que j’ai lus sur ce livre parlent quasi uniquement de l’aspect librairie et création littéraire. La sexualité tient aussi une part importante dans ce livre, égale je pense, alors j’ai tenu à en parler. Peut-être n’aurais-je pas dû, c’est ça qui doit rebuter…

  4. J’avais bien aimé Le théorème d’Almodovar, donc, je surligne mille fois (ce qui veut dire que je vais craquer sous peu 🙂
    Univers étrange en effet, ce qui n’est pas pour me déplaire bien au contraire.
    Quant à l’auteur, oui en effet, je crois qu’il vit reclus…

    1. J’ai fait un tour pour lire des billets sur Le théorème d’Almodovar et je tombe sur ça : »Ainsi grâce au scénario d’Almodovar, nous suivons cette vie amoureuse où l’acte sexuel est sublimé à son plus haut niveau et ressenti comme une rédemption au plus profond de son être. » Pas de doute, c’est bien le même auteur et si tu as aimé ce livre-là, celui-ci devrait te plaire aussi.

  5. Encore une lecture bien … étrange hum hum. Mais je ne dis pas non. Le côté littérature, sexe et un peu de bizarrerie me font penser, sans doute à tort, à « La dame n°13 » que j’avais adoré.

    1. Tu es la deuxième à faire allusion à Somoza. J’ai lu La dame n°13 et La clé de l’abîme mais je n’ai pas fait de lien avec le Casas Ros. En tout cas, ça ne m’a pas sauté aux yeux.

  6. Hum hum… Je n’avais pas du tout aimé Le théorème d’Almodovar. J’aime bien les trucs un peu loufoques, mais pas l’étrangeté de Casas Ros qui part dans tous les sens.

    1. Il ne vaut mieux pas tenter alors. Et je ne choisirais pas le mot « loufoque » pour parler de ce livre, ça implique un coté déconnecté et humoristique absent ici.

    1. Rien à voir en effet. Mais j’aime beaucoup David Lodge, que j’ai beaucoup lu il y a longtemps, il faudrait que j’en relise un, ça fait du bien aux zygomatiques !

  7. L’étrangeté dans un roman… et des la littérature dedans en plus… c’est certain que ça me tente. Je serai avertie pour les descriptions un peu grandioses!!

  8. Je ne sais pas si c’est tellement l’aspect sexuel qui rebute, plutôt sa mise en parallèle avec l’art et la littérature, ce qui m’a l’air d’être plus un prétexte « à parler cul » qu’autre chose (mais je me trompe peut-être?)
    Intéressant comme livre en tout cas! J’aime bien l’idée de changer les fins de romans qui ne conviennent pas ^^

    1. As-tu lu Jasper Fforde ? Son héroïne Thursday Next travaille dans une section spéciale de la police chargée des crimes et délits littéraires. Elle traque, entre autres, les mauvais plaisantins qui essaient de changer les fins de livres…. et c’est très drôle !

  9. Etrangeté… mal à l’aise… je pense que je ne le lirais pas… ou plus tard! j’ai besoin en ce moment de livres plus « calmes »

  10. Ravie de voir que quelqu’un ait publié quelque chose sur ce titre qui m’a totalement séduite. Je suis assez d’accord avec toi dans l’ensemble, une petite réserve en effet sur certains passages et des situations répétitives (les séances à l’Onyx) mais un superbe livre sur l’harmonie, la littérature, les liens qui unissent et qui défont les êtres et, surtout, cette part de nous-même dans l’ombre qui finit par être totalement assumée par les personnages. Le doit-elle? Peut-être pas… Non dénué d’humour, truffé de références à (re)découvrir. Le sexe y est certes une sorte d’accomplissement mais le livre n’est en aucun cas prétexte à parler cul! Il faut juste accepter de se laisser tenter par cette aventure foisonnante mais pas toujours facile à conseiller, je te l’accorde.

    1. J’ai apprécié l’humour de cet auteur, et tellement noté de références que j’ai d’ores et déjà emprunté un livre d’Alvaro Mutis à la bibliothèque (et un Vazquez Montalban pour faire bonne mesure, on ne lit pas assez d’hispanophones…). C’est un livre très littéraire, sur l’amour des livres mais aussi sur la création et il est certain qu’il n’est pas accessible à tous…

  11. Suis-je le seul à soupçonner que Casas-Ros et Vila-Matas sont un seul et meme auteur(Casas hétéronyme de Matas…ce qui permet au distingué Catalan d’écrire en homosexuel,ce qui est impossible sinon.)?Au fait non!puisque dans son  » journal volubile »,V-M nie déjà fortement etre C-R…
    Par ailleurs si;il y a un lien entre Somoza et V-M/C-R mais c’est compliqué à expliquer.

  12. pourquoi Vila-Matas et Casas-Ros une seule personne?Parce que:a)la meme obsession de disparaitre; »qu’il ne reste qu’une écriture sans auteur ».b)c’est vraiment la meme façon d’écrire,meme lexique,meme déstructuration des anecdotes,memes références littéraires.c)en catalan,Vila=casas=un ensemble de maisons;et matas=rosas=des buissons(certes plus spécialement des rosiers pour les rosas;et puis pourquoi Ros et pas rosas?Sans doute pour éviter l’homophonie avec Vargas-Llosas)
    Mais toujours ni certitude ni preuve et si je demande à Vila-Matas lui-meme au Salon du Livre le vendredi 26 au stand Bourgois(P59) il va nier et se facher.Et ce qui me fait douter c’est surtout le choix de l’éditeur:que vient faire Gallimard dans cette écriture qu’on aurait plutot atendue chez P.O.L. ou encore Bourgois!
    Mais tout ça n’est pas très imporyant;au fond tout ce que j’ai à dire à yspaddaden,c’est de conseiller à son public de n’aborder C-R qu’après s’etre délecté de l’humour à froid de V-M(le traité de littérature portative et surtout le Dr Pasavento).Merci en tout cas à yspaddaden de tenir ce blog/forum ni suffisant ni agressif(pas à la Wrath ou à la Didier Jacob)!

  13. Bon et et bien ça y est, je l’ai lu et je l’ai même lu d’une traite et j’avoue avoir eu quelques difficulté à en sortir tellement j’étais happé par les personnages. Pas tellement par le côté sexe mais plutôt par cet espèce de lien qui se tisse entre les personnage du roman et ceux des romans qu’ils citent (oui c’est pas clair va falloir que je révise ça pour mon billet) bref un beau livre sur les livres encore merci pour le prêt YS 🙂

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