Pour avoir entendu plusieurs fois Thierry Hesse parler de son livre, je m’attendais à une lecture difficile. Difficile par son sujet et par sa forme, éprouvante aussi tant sont graves les questions que cette lecture soulève.
Pierre Rotko est grand reporter, il parcourt le monde en spécialiste des catastrophes naturelles : « éruptions volcaniques, séismes, tornades, sécheresses, et par-dessus tout les inondations. » Pourtant, après le suicide de son père, c’est à lui-même qu’il va s’intéresser et c’est pour retrouver les traces de sa propre famille qu’il va partir à Grozny, pendant la deuxième guerre de Tchétchènie. En effet, quelques jours avant de se pendre, son père lui raconte comme jamais il ne l’avait fait, ce que fut sa jeunesse d’enfant juif à Stavropol, en URSS. Comment et pourquoi ses parents, en juillet 1942 l’ont confié, alors qu’il n’était qu’un enfant à une famille russe. Pour la première fois, Lev Rotko parle à son fils Pierre de ses grands-parents, Franz et Elena, victimes des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et jamais retrouvés.
Qui étaient Franz et Elena ? Quelle fut l’enfance de Lev Rotko dans la Russie soviétique ? Comment a-t-il fui l’U.R.S.S. au lendemain de la mort de Staline ? Et comment lui, Pierre Rotko, juif, demi juif ou quart de juif, pourrait-il comprendre la souffrance de ce peuple ?
Les multiples recherches qu’il entreprend en bibliothèques ne lui permettent ni de ressentir ni de comprendre ce que fut le destin de ses grands-parents, aussi décide-t-il de partir pour un pays en guerre, au cœur d’un conflit, au sein d’un peuple opprimé victime de la loi du plus fort.
« Personne ne m’avait obligé, pas plus mon père que Wolf. Il y a eu simplement cet élan, cette poussée intérieure qui s’est manifestée non pas comme un éclair tombé du ciel, mais comme un appel du passé. Ce n’est pas l’esprit du mal qui m’appelait, plutôt ses victimes, les silhouettes de Franz et Elena – car le passé n’est jamais mort. […] Mon idée, c’était juste de passer d’un monde à l’autre, comme on passe d’une époque à l’autre, ou d’une existence à une autre. Accomplir un voyage non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Mon démon était toujours là.«
Ce qu’il va vivre à Grozny ne ressemblera pas à ce que vécurent Franz et Elena à Stavropol en 1942, il le sait. Mais il y apprend la peur, les combats, les bombardements, la solidarité. Ainsi endosse-t-il son histoire familiale qu’il découvre à plus de quarante ans. Pour Rotko, les Tchétchènes sont comparables aux Juifs :
« Le « Juif », c’est l’homme abandonné. Les Tchétchènes sont les Juifs d’aujourd’hui parce qu’on les abandonne. Parce qu’ils se trouvent dans un état intolérable d’exception où plus rien ne protège leur vie. Aucune loi ni limite. De mon point de vue, […] le « Juif », au-delà d’un destin historique, est aussi une idée, un nom universel pour désigner celui dont l’existence est nue, soumise à tout, soumise au pire.«
Mais Thierry Hesse ne fait pas de ce peuple tchétchène un martyr, son propos est bien plus ambigu et donc subtil puisqu’il évoque aussi les actes terroristes auxquels il se livre, à l’inverse du peuple juif qui comme il le rappelle ne s’est jamais révolté. On comprend que ce roman n’est pas seulement une histoire familiale ou un roman historique, il est aussi politique, philosophique et ouvertement polémique.
Un roman exigeant par les sujets abordés mais aussi par sa forme, puisqu’il croise les époques et les voix, ne respectant aucune chronologie. Il foisonne de détails sur des personnages qui n’ont pas toujours un intérêt primordial dans l’histoire (Konstantin Klitch par exemple) et d’épisodes de l’Histoire, notamment sur la Russie soviétique et les crimes de Staline.
Thierry Hesse a un pouvoir d’évocation tout à fait impressionnant. Il fait vivre ses lointains personnages avec une force vitale telle qu’ils s’incarnent et impressionnent le lecteur pour un bon moment : le massacre juif de Babi Yar, les réunions à la datcha de Kountsevo, la prise d’otages du théâtre moscovite et sa répression… Il souffle sur Démon un vent romanesque qui emporte les réticences de ceux qui, comme moi, ne s’intéressent pas de prime abord à l’actualité internationale, aux conflits mondiaux et à l’Histoire en général. Car, comme il le dit dans l’interview disponible ici, il va au-delà des faits et raconte une histoire très forte sur un mode romanesque digne de Tolstoï qu’il revendique.
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Démon
Thierry Hesse
L’Olivier, 2009
ISBN : 978-2-87929-656-6 – 456 pages, 20 €
que d’éloge !
j’ai presque envie de le lire malgré mes goûts du moment très différents !
Je n’aurais pas lu ce livre de moi-même, je l’ai choisi dans le cadre d’un prix et c’est vraiment très agréable de sortir de ses préférences pour lire de si beaux textes.
Les sujets abordés dans ce livre sont en effet très lourds mais si le modèle de l’auteur est Tolstoï et que tu juges l’entreprise réussie, ce récit m’intéresse soudain!
C’est même plus que réussi, je ne m’attendais pas à autant d’ampleur romanesque sur un tel sujet.
Un sujet qui m’intéresse, la démarche de l’auteur aussi. Si j’ai bien compris c’est un récit, pas un roman ?
Par récit, tu veux dire que c’est en partie vécu ? Alors non, c’est du pur romanesque, jette un oeil à l’interview que j’ai mise en lien (je n’arrive malheureusement pas à la coller sur mon blog).
Je dois être miro, je ne vois pas le lien, pas grave je vais chercher sur internet. J’avais compris qu’il s’agissait de son vécu.
Je l’ai noté depuis que j’ai entendu l’auteur parler de son roman, mais je n’ai pas trop envie de lectures aussi difficiles pour le moment.
Alors j’espère que le bon moment viendra car ce livre en vaut la peine.
il faut absolument que je reprenne ce livre… je l’ai commencé il y a quelques mois et je n’ai pas pu poursuivre ma lecture… trop noir suivant mon humeur de l’époque qui réclamait un peu de lumière en plein de coeur de l’hiver ! Mais l’intérêt et la qualité de ce livre ne m’avaient pas échappé et ton billet confirme que ce livre vaut le détour !
Ah oui, quel dommage. C’est vrai que tout ça n’est pas gai mais c’est un texte vraiment très fort et bien écrit. J’espère que tu auras le goût de le reprendre au moment opportun.
Après une sélection ELLE très tournée vers l’URSS, j’ai assez envie de changer de registre. En même temps, je viens d’attaquer Kolyma, pile dans le sujet, mais sûrement plus léger que ce livre. Bref, le thème me passionne toujours et je note ce livre mais pas pour tout de suite.
Lire beaucoup de livres sur le même sujet peut en effet être lassant à la longue. Celui-ci n’est pas qu’un roman historique, c’est aussi une histoire personnelle et familiale.
Je l’ai lu en décembre, j’avais tout bonnement adoré… En même temps, je ne suis pas objective, je suis une grosse adoratrice de l’histoire de l’URSS et de la Russie soviétique 🙂
J’avais un peu peur d’être perdue dans cette histoire russe, j’avais préparé papier et crayon et puis non, finalement pas (le niveau bac en 1988 suffit !). J’ai été soufflée par les scènes qui précèdent et suivent la mort de Staline, c’est incroyable mais j’y étais !
Voilà un titre et un auteur que je note car le conflit en Tchétchénie pose beaucoup de questions même quand on éprouve une certaine sympathie, à lire ton billet l’auteur n’est pas manichéen ce qui rend le bouquin très attirant
je t’avoue que je n’y connaissais pas grand-chose à ce conflit avant lecture, je me suis renseignée un peu… et oui, il est très appréciable que l’auteur, qui prend évidemment fait et cause pour les Tchétchènes n’en reste pas moins très clairvoyant sur leurs actions, en particulier terroristes.
Un roman qui pourrait m’intéresser. Je le note.
D’après ce que j’ai lu dans ton billet de ce jour, ce livre pourra en effet t’intéresser aussi.
Un livre qui me tente bien pour les thèmes qu’il aborde, d’autant plus que je ne connais pas l’auteur. Et puis, j’ai envie d’en savoir un peu plus sur ce conflit…
Il n’aborde pas ce conflit de façon vraiment historique mais plutôt à travers le destin de certains personnages.
L’entretien est intéressant et me donne envie de découvrir l’auteur. Sa démarche n’est pas si courante dans la littérature française. Merci.
Tout comme toi, ces thèmes ne m’attirent pas trop. Mais je ne pense pas à réussir à passer outre mes réticences en ce moment. Pourtant, comme toi, j’ai déjà eu d’excellentes surprises en entamant des livres que je n’aurais pas forcément choisi de moi-même.
Ça fait du bien de s’ouvrir l’esprit de temps en temps, ou de sortir un antenne d’escargot, le monde est vaste !
Les thèmes abordés m’intéressent mais j’avais bien l’impression, que tu confirmes, d’un roman exigeant sur la forme (cf ton avant dernier paragraphe) et je suis (souvent) un peu paresseuse…
Ça n’est en effet pas une lecture confortable, mais ça n’est pas insurmontable non plus : ça n’est pas un roman expérimental ni le dernier Chuck Palahniuk !
J’avais hésité en le voyant en librairie, n’en ayant justement pas beaucoup entendu parler, et ayant un peu peur qu’il soit trop « à coté » de mes envies ! Finalement je vais peut être me laisser tenter !
Yapuka y retourner 🙂
Ce ne sont vraiment pas mes thèmes de prédilection… Et là, en ce moment, je suis tellement à fleur de peau que j’attendrais d’être plus reposée et plus zen pour franchir le cap. En plus, je me dis tout le temps qu’il faut que je m’ouvre plus mais certains sujets continuent à me faire peur…
Il y a un moment pour tout et mieux vaut en effet choisir le bon pour ce genre de lecture.
je le lalise et j’espère prendre autant de plaisir que toi à le ire
Je pense que ce livre te plaira, ne le laisse pas trop longtemps dans la LAL !
J’ai entendu l’auteur à l’automne dernier sur France Inter, dans « L’humeur vagabonde », qui parlait de ce roman et j’ai été emballée par sa façon de le présenter. Depuis, il me regarde dans ma PAL et me demande pourquoi l’avoir acheté si c’était pour le laisser moisir avec les autres ! D’après les extraits que j’ai lu, il me semble que c’est un roman dense, touffu qui balaie l’histoire du 20e Siècle jusqu’aux événements de Tchétchénie. Thierry Hesse est un auteur rare et de talent qui a écrit « Le cimetière américain » que je voudrais aussi lire …
Ah la la, heureusement que les livres n’exigent pas de réponse 🙂 En parlant d’émissions, j’en rate plein (c’est peut-être mieux, j’ai quand même plein d’envies), et celle-là je ne la connais pas. J’essaie de podcaster toutes les semaines « Jeux d’épreuves » et « Mauvais Genres » sur France Culture, après, il me faut du temps pour les écouter (je ne travaille pas assez loin de chez moi pour régler ça dans les transports !)
j’ai eu beaucoup de mal à rentrer dans cette histoire.
Je te comprends tout à fait parce qu’elle n’est quand même pas facilement abordable.
J’ai tout de même peine à croire que cette lecture est simple… Ce livre m’a l’air dur et complexe !
Ça n’est pas vraiment simple, mais c’est tellement prenant et tout s’enchaîne si bien que ce n’est pas aussi difficile à lire que je le pensais d’abord.
Malgré ton avis fort élogieux, je crois que je vais passer… J’ai beasoin de lectures plus simples ces temps-ci, de lectures « doudou »… 😉
Alors effectivement, ce n’est pas le livre qu’il te faut…
Je viens de le commencer (j’en suis à la page 80), j’ai donc lu ton billet en diagonale, j’y reviendrai.
Pour l’instant, je trouve ce livre absolument passionnant tout comme toi.
J’en suis ravie, j’attends ton billet avec impatience.