L’amour aux temps du choléra de Gabriel García Márquez

A l’inverse de plusieurs romans de Gabriel García Márquez, L’amour aux temps du choléra ne se déroule pas dans le village colombien imaginaire de Macondo. C’est aux Caraïbes cette fois qu’il nous entraîne, sur les traces de deux destins, deux vies amoureuses qui se lient, se séparent, s’enflent et se détruisent au gré du temps, des pluies et d’une narration diluvienne qui submerge le lecteur de sons, d’odeurs, d’émotions et surtout de personnages d’une incroyable vivacité.

On ne saura pas comment s’appelle cette ville, mais elle ressemble à toutes celles laissées là par l’Espagnol colonial, pauvre et sale, clinquante mais fatiguée, comme une vieille prostituée qui a connu son heure de gloire mais désormais sur le déclin.

C’est là que vit le docteur Juvenal Urbino, l’homme savant, généreux, celui qui a ramené de ses voyages le progrès venu d’Europe. Il est marié à Fermina Daza, son épouse depuis plus de cinquante ans de vie commune, d’enfants, de petits drames, mais pas d’amour… ou peut-être que si, il faudrait s’entendre sur la définition de ce mot…

Quand le docteur Juvenal Urbino se tue bêtement en tombant d’une échelle, surgit Florentino Ariza, vieillard de soixante-seize ans, qui renouvelle à la veuve ses vœux d’amour éternel. Commence alors les récits parallèles des vies de Fermina Daza et Florentino Ariza. Il est tombé amoureux d’elle jeune homme, lui a écrit des lettres enflammées pendant des années, elle s’est prêtée au jeu, mais a dû passer un an au loin pour cause de fureur paternelle. A son retour, elle se rend compte que Florentino n’est plus ce qu’elle imaginait, que c’est un petit homme terne et rompt à tout jamais leurs relations. Mais lui jure de l’aimer toujours et de l’attendre.

Il va passer sa vie à l’admirer de loin, à l’aimer en silence, tout en accumulant les maîtresses. Le récit des amours de Florentino est extrêmement joyeux, Gabriel García Márquez ayant le don de mettre en mots les scènes d’amour sur un mode à la fois drôle et exubérant. Il faut dire que Florentino tombe toujours sur des femmes très entreprenantes, voire dévergondées et il n’hésitera jamais à profiter de sa bonne fortune.

« Elle avait vingt-huit ans et accouché trois fois, mais sa nudité conservait intacte le vertige du célibat. Florentino Ariza ne devait jamais comprendre comment des vêtements de pénitente avaient pu dissimuler les ardeurs de cette pouliche vagabonde qui le déshabilla, suffoquée par sa propre fièvre, comme jamais elle n’avait pu le faire avec son mari de peur qu’il la prît pour une putain, et qui tenta d’assouvir en un seul assaut l’abstinence draconienne du deuil avec l’ivresse et l’innocence de cinq ans de fidélité conjugale. Avant cette nuit et depuis l’heure de grâce où sa mère l’avait mise au monde, elle n’avait jamais été, et moins encore dans le même lit, avec un autre homme que son défunt mari. »

Alors que la vie de femme mariée de Fermina Daza est bien moins rocambolesque que les amours de Florentino, l’histoire de sa vie et de celle de son époux n’en est pas moins truculente. En vérité, tout dans L’amour aux temps du choléra déborde de vie. Les personnages, qu’ils soient principaux ou secondaires, sont tous d’une incroyable vivacité. Mille détails leur donnent vie : successions d’anecdotes, de scènes quotidiennes, de petits drames et de beaux mensonges.

On lit en souriant jusqu’à la fin, même si celle-ci est beaucoup plus triste que le reste du livre en raison de l’âge. D’ailleurs, Gabriel García Márquez a de très belles pages sur la vieillesse, sur les maux qu’elle engendre, mais surtout sur l’amour entre personnes âgées.

« S’il n’avait pas été ce qu’il était dans son essence même, à savoir un chrétien à l’ancienne, il aurait peut-être été d’accord avec Jeremiah de Saint-Amour pour dire que la vieillesse est un état indécent que l’on devrait s’interdire à temps. La seule consolation, même pour quelqu’un comme lui qui s’était bien comporté au lit, était la lente et pieuse extinction de l’appétit vénérien : la paix sexuelle. A quatre-vingt-un ans il avait encore assez de lucidité pour se rendre compte qu’il était accroché à ce monde par des filaments ténus qui pouvaient se rompre sans douleur au moindre changement de position pendant le sommeil, et s’il faisait l’impossible pour les conserver c’était par terreur de ne pas trouver Dieu dans l’obscurité de la mort. »

C’est émouvant, et toujours drôle à l’image de la scène où Florentino se présente enfin devant Fermina qui accepte de le recevoir, après plus de cinquante ans, mais qui doit fuir car il sent bien que ses intestins vont le lâcher.

Tout le livre est à l’aune de cette anecdote : à la fois dramatique, infiniment triste car Fermina et Florentino n’ont finalement pas connu le grand amour qu’ils méritaient, et truculent, insolent, provocateur parfois (l’ultime maîtresse du vieux Florentino a quatorze ans…). Dès qu’on ouvre L’amour aux temps du choléra, jaillissent des sons, des odeurs, des voix, des cris, comme si on ouvrait une boîte qui contiendrait un condensé de vie, de Caraïbes et d’amour de l’ancien temps.

A la suite de cette lecture, j’ai regardé le film qu’en a tiré Mike Newell en 2007. Ça n’est pas un mauvais film, mais il est à mes yeux inférieur en tout au roman : pas assez truculent, pas assez poétique, moins mélancolique et moins triste, et pourtant pas aussi drôle. Certains personnages sont bien trop caricaturaux (le père de Fermina) et manquent de nuance. Juvenal Urbino (Benjamin Bratt) par exemple est loin d’avoir toute la complexité du personnage. Je n’aime pas du tout l’actrice qui incarne Fermina (Giovanna Mezziogiorno), beaucoup trop diaphane et fade pour les Caraïbes, quant à Florentino, c’est Javier Bardem, que dire si ce n’est qu’il est Javier Bardem et que ça suffit (même grimé en vieillard)…

Enfin, tout le monde parle anglais dans ce film avec un effroyable accent espagnol, c’est agaçant, il me semble que la langue de Cervantes aurait été la bienvenue.

Gabriel García Márquez a obtenu le prix Nobel de littérature en 1982

Gabriel García Márquez sur Tête de lecture

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L’amour aux temps du choléra

Gabriel García Márquez traduit de l’espagnol par Annie Morvan
Grasset, 1987
ISBN : 9782246376316 – 379 pages – épuisé dans cette édition

El amor en los tiempos del colera, publication en Colombie : 1985

56 commentaires sur “L’amour aux temps du choléra de Gabriel García Márquez

  1. Oh quel coup de cœur j’avais eu pour ce roman. Un livre qui ne s’oublie pas ! D’ailleurs, ton billet a vraiment ravivé ma lecture. Et seuls les grands romans ne s’oublient pas de cette manière.

  2. Un très bon roman, lu il y a bien longtemps mais que j’avais relu avec plaisir à la sortie du film
    Garcia Marques est un maître du romanesque, c’est coloré, épicé et comme tu le dis de l’exubérance
    Quelle bonne idée que ce billet qui me donne le sourire ce matin

    1. J’en suis à me demander si je ne relirais pas Cent ans de solitude… ma lecture date de vingt ans, j’ai encore des scènes bien présentes à l’esprit et l’arbre généalogique que j’avais alors dessiné pour m’y repérer est toujours dans mon livre…

  3. Ouf! l’honneur est sauf, je l’ai lu, mais bon, il y a tellement longtemps…
    Tiens, j’ai découvert un autre sud américain dont j’ai lu deux ou trois romans il y a une quinzaine d’années (Bryce-Etchenique, orthographe de mémoire), je crois qu’il est argentin.

  4. Tiens, il est dans mes étagères ! Si, si, je l’ai lu, mais je n’en garde plus grand souvenir… pas grave, ce sera une bonne raison pour le relire ! (même si en matière d’écrivains sud-américains, mes lectures restent souvent à l’état d’intention…)

  5. J’avais adoré ce livre ! J’y ai retrouvé l’ambiance, les couleurs et les odeur,s des premiers romans d’Isabel Allende, La maison aux esprits et aussi Les contes d’Eva Luna…

  6. Je ne sais plus ce que j’avais lu de lui il y a une eternite mais je n’avais pas ete emballee. Il faudrait peut-etre que je lise cet auteur a l’age adulte, mes expressions devraient etre bien differentes…

    1. Peut-être un roman dans la veine du réalisme magique ? C’est un peu déstabilisant quand on ne s’y attend pas… Cent ans de solitude est son livre le plus vanté (à très juste titre), mais c’est aussi extrêmement foisonnant, bien plus que celui-ci, on peut s’y perdre si on ne se laisse pas emporter…

  7. Javier Bardem est sublime sur cette photo! Le roman tu en parles de telle façon que l’on se prend souhaiter le lire, même si l’on ne se croyait pas tellement en phase avec cet auteur.

  8. ça fait longtemps que je n’ai plus lu Garcia Marquez et je crois me souvenir que mon avis était mitigé : ses romans me semblaient assez complexes (non?) mais j’en avais aimé la couleur et le dépaysement.

    1. Tu as peut-être en tête Cent ans de solitude qui n’est pas le roman le plus simple qui soit. Il y a beaucoup de personnages, dont beaucoup portent le même nom (Jose Arcadio Buendia, je ne l’oublierai jamais…). Mais il a des romans moins denses, plus courts, comme La Mala hora qui m’a plu aussi.

  9. Ils sont tous comme ça les Colombiens ? Entre rage et désespoir, entre massacre et choléra…
    Rassure toi, je prends celui-ci ! Et il était temps… Merci pour ce voyage à travers les livres. Ce fut un sacré travail ! Bon WE.

  10. Un des écrivains les plus marquants du XXe siècle.
    J’ai adoré chaque roman que j’ai lu …
    Et en plus, pour mieux l’apprécier, je te conseille sa biographie …
    qui se lit comme un roman:
    « Gabriel Garcia Marquez. Une vie « , par Gerald Martin.
    Publié chez Grasset
    Je te le recommande grandement !

    1. Cette biographie, je l’ai posée sur la table Colombie que j’ai faite à la bib en l’honneur des Belles Étrangères… elle me fait de l’œil, mais elle est trèèèès imposante… une courageuse lectrice l’a d’ailleurs empruntée. Je lui demanderai ce qu’elle en aura pensé.

    1. S’il nous fallait tous lister les grands auteurs qu’on n’a pas lus, on serait tous honteux 🙂 Et tu as de la chance, il te reste tout Gabriel García Márquez à lire…

  11. Voilà un livre que j’ai lu il y a maintenant quelques années et j’en garde un souvenir assez précis mais je n’avais pas vraiment adhéré à l’histoire, étrange et trop incroyable à mes yeux. J’avais trouvé le livre un peu trop verbeux même si les histoires dans l’histoire m’avaient bien enchantée !!
    Quant au film, ma foi, il m’avait bien ennuyée…
    Bref, me voilà bien sévère ce soir… Ceci étant dit, j’ai beaucoup apprécié « Cent ans de solitude » du même auteur : cela me rachète ??? 😀 😀 😀

  12. Je croyais que c’était ce roman que j’avais lu de lui, mais non, au vu de ton résumé, ce n’est pas celui-là. C’était l’histoire d’une jeune fille mordue par un chien enragé. Ton avis me donne envie de découvrir celui-là, donc je note ! D’autant que j’avais aimé a première rencontre. Ce serait dommage que je m’arrête là !

  13. J’avais un peu peur à cause du mot choléra dans le titre… (oui, je suis une terrible hypocondriaque, j’assume) mais ça n’a pas du tout l’air d’être une histoire d’épidémie hein. Du coup, j’ai presque le goût de le lire, malgré son titre! (Désolée, c’était le commentaire stupide du jour!!)

    1. Non non, pas plein de morts partout comme dans Le hussard sur le toit de Giono où tout le monde vomit en direct pendant des pages et des pages… c’est à en tomber malade soi-même, effectivement 😉

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