Les brumes du passé de Leonardo Padura

Les Brumes du passéMario Conde est un ancien flic désormais vendeur de livres d’occasion. Parce qu’à Cuba, s’il y a des gens tellement pauvres qu’ils sont contraints de vendre leur bibliothèque, il y en a toujours d’assez riches pour les acheter. Un jour de pressentiment aigu, el Conde frappe à la porte d’une grande maison, jadis opulente mais désormais presque abandonnée. Là vivent un frère et une sœur, les Ferrero, et leur très vieille mère démente. Ils sont tout de suite d’accord pour ouvrir leur bibliothèque à Conde car ils meurent presque de faim et ont déjà vendu tout ce qui pouvait l’être.

Si les livres sont encore là, c’est en raison d’une vieille promesse faite par la mère à l’ancien propriétaire des lieux, Alcides Montes de Oca, parti du pays peu après la chute de Batista. El Conde n’en croit alors pas ses yeux : il découvre là, méticuleusement dépoussiérés, des trésors bibliographiques, des livres introuvables valant pour certains des milliers de dollars, c’est-à-dire de quoi manger pour le frère et la soeur durant le restant de leurs jours. Mais il trouve aussi, glissée entre les pages d’un livre, la photo d’une certaine Violeta del Rio, chanteuse de cabaret, et cette photo va l’emmener très loin dans les brumes du passé, aux grandes heures de La Havane.

Le lecteur est dès lors amené à visiter deux époques de la capitale cubaine : le  quotidien actuel des gens du commun, tel Mario Conde et ses amis, et la fin des années 50, juste au moment où les rebelles castristes renversent le dictateur Batista. Et force est de constater qu’il n’y a pas de temps meilleurs pour le Cubain. Encore et toujours la misère et la violence. Au temps de Batista, la corruption règne en maître, avec l’argent américain, la drogue, le jeu, la prostitution. A travers la vie fulgurante de Violeta (que Mario Conde reconstitue petit à petit), on voit comment une pauvre fille peut se voir propulsée en plein cœur du milieu grâce à ses talents de chanteuse et à l’amour fou d’un vieux protecteur. Mais c’est un jeu très dangereux, qui peut vous faire disparaitre du jour au lendemain. Et La Havane d’aujourd’hui, c’est la misère encore, à peine de quoi manger, et la violence quotidienne dans la rue. Cette réalité-là, Leonardo Padura ne l’invente pas puisqu’il vit à La Havane.

En marchant le long des trottoirs défoncés et en évitant les gravats et les ordures pétrifiées, il pensa que le fait de naître, vivre et mourir dans cet endroit était une des pires loteries qui pouvait échoir à un être humain. Tout comme le hasard qui te fait naître au Burundi, à Bombay, dans une favela brésilienne au lieu de voir le jour au Luxembourg ou à Bruxelles où il ne se passe jamais rien et où tout n’est que propreté, ordre et ponctualité. Ou dans n’importe quel endroit agréable, mais loin de ce quartier où on tétait la violence et la frustration historique au sein maternel, où on grandissait dans la laideur la plus insultante et la dégradation morale quotidienne, dans le chaos et les féroces accords des trompettes de l’Apocalypse, décidées toutes ensemble à atrophier pour toujours les capacités de discernement éthique d’un être humain pour  en faire un être primaire, tout juste apte à se battre et même à tuer pour survivre.

Mario Conde lui s’en est sorti, parce qu’il a été flic et cessé de l’être au bon moment. A quarante-huit ans, il conserve une morale qui étonne ses amis, en particulier les plus jeunes qui ne vivent sans scrupules que de la débrouille et de la loi du plus malin.  Il a aussi le sens de l’amitié el Conde, et c’est ce qui en fait un personnage aussi sympathique et vivant. Mario Conde est un médiateur entre ce que lui pense en tant qu’écrivain et ce qu’il veut dire de la réalité cubaine. Padura ne dénonce pas directement le système castriste, il montre ses effets au quotidien sur la population.

Il est bien entendu le héros de ce roman, personnage récurrent d’ailleurs, mais il partage le premier plan avec la ville elle-même dont Padura retranscrit la réalité sociale avec une vision critique, certes, mais aussi avec attachement, car La Havane, c’est sa ville. Il n’a pas choisi l’exil comme bien des intellectuels, et préfère rester et faire entendre la voix de ce peuple qui manque de tout, plus encore depuis les années 1990 (suite à l’effondrement de l’Union soviétique).

Leonardo Padura n’est pas polémique, il n’accuse pas, il ne fait que constater. C’est certainement pour cette raison qu’il peut encore publier et écrire librement dans ce pays qui ne connait pas la liberté d’expression.

Leonardo Padura sur Tête de lecture

 

Les brumes du passé

Leonardo Padura traduit de l’espagnol par Elena Zayas
Métailié, 2009
ISBN : 978-2-86424-693-0 – 351 pages – 12 €

La neblina de ayer, parution en Espagne : 2005

32 commentaires sur “Les brumes du passé de Leonardo Padura

  1. J’ai acheté ce volume, ainsi que « Adios Hemingway » (que j’ai devoré) lors de la venue l’an dernier de l’auteur dans une librairie indépendante de Clermont-Fd. Pas encore lu mais s’il revient en France et passe par chez toi, je te conseille d’aller le voir. C’est un homme charmant et très intéressant. Et il ne manque pas d’humour

  2. Lus l’an dernier la série de Padura m’a beaucoup plu
    j’ai particulièrement aimé Adios Hemingway et celui ci
    Je crois que « les brumes du passé » est mon préféré, j’ai tout aimé, la trame, l’intrigue, les personnages
    Et comme je l’ai dit chez Keisha un roman qui a pour cadre une bibliothèque c’est forcément un bon roman 🙂

  3. C’est le fait que les livres soient si présents qui m’a attirée vers ce titre, un peu au hasard des rayons. Mais quelle belle découverte, je pense en lire un autre!

  4. Oui, oui, n’en jetez plus, il faut que je le lise ! Cela fait trop longtemps que je n’ai pas retrouvée La Havane de Mario Conde… Avec Buena Vista Social Club en fond sonore, une lecture idéale pour l’hiver !

    1. Moi, c’était autre chose que j’avais en tête, ça (sans les beaux accents de cette magnifique langue): « Aqui, se queda la clara, la entranable transparencia, de tu querida presencia, comandante Che Gevarra !« 

  5. Bonsoir, Ys, je suis contente que tu aies aimé ce roman que j’ai personnellement beaucoup apprécié et qui donne envie d’aller visiter Cuba. Voir mon billet du 07/01/10. Bonne soirée.

    1. C’est vrai qu’il donne envie d’y aller voir de plus près, mais pas le Cuba des grands hôtels à touristes, celui de la rue et des gens chaleureux comme ce Mario Conde et ses amis.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s