Le dernier livre de Leonardo Padura est certes un roman, et un roman très dense, mais il me semble être bien plus que ça, une sorte de bilan idéologique à travers l’histoire du communiste et de ses désastres. Trois fils narratifs tissent les destins de trois victimes d’un rêve généreux qui couta la vie à des millions de personnes et sur lequel plane l’ombre sanglante de Staline, le bourreau du communisme.
Iván (premier fil) est un ex-écrivain cubain en mal d’inspiration, qui doute après avoir loué le régime puis touché du doigt la censure. Il rencontre dans les années 70 celui qu’il désigne comme l’homme qui aimait les chiens (il se promène sur la plage avec ses deux barzoïs) et qui lui raconte sa vie. Cet homme-là, c’est Ramón Mercader, celui qui assassina Trotski en août 1940 à Mexico.
Le lecteur suit le parcours de l’assassin (deuxième fil) depuis son enfance barcelonaise jusqu’à son installation en URSS après sa sortie de prison. Et il suit également Lev Davidovitch Trotski (troisième fil) depuis son exil à Alma-Ata en 1929 jusqu’à son assassinat au Mexique, en passant par la Turquie, la Norvège, la France… Comme on le sait, jamais sa volonté militante ne faiblira, mais sous le révolutionnaire se dessine le père, l’époux, l’homme traqué et fatigué.
Leonardo Padura se trouvait donc en présence de deux personnages ayant réellement existé et d’un troisième totalement inventé. Pour Trotski, impossible de broder sur son destin qui est très documenté en raison de nombreuses biographies et même d’une autobiographie. A l’inverse, rien n’a été écrit sur Ramón Mercader, si ce n’est par son frère qui tenta de le justifier. La part d’imagination du romancier est donc là bien plus importante et on peut dire qu’il a donné chair et vie à cet homme de façon magistrale. Sa mère, la guerre d’Espagne, l’endoctrinement, l’entrainement en URSS, la dépersonnalisation, les doutes enfin juste avant l’acte qui devait faire de lui un héros… le lecteur vit toutes ces étapes au côté de ce personnage qu’on devrait détester en raison de son geste mais qu’on en vient à comprendre tant il fait lui aussi figure de victime du stalinisme.
Comme cela était arrivé au renégat trente ans plus tôt, le monde entier était devenu pour lui inaccessible. Ramón devait vivre à nouveau la macabre conjonction de destins entre la victime et le bourreau, scellée à la pointe du piolet. Mais autour de lui, il n’y avait ni reste de gloire, ni haine démesurée, ni crainte semblable à celle que pendant des années l’exilé avait suscitée. Lui, il était pourchassé et marginalisé par le mépris, le dégoût, le sang inutile, et son rôle dans une histoire que tout le monde souhaitait ensevelir. Son unique refuge était une Union soviétique où, il le savait bien, sa présence ne serait pas vue d’un bon œil non plus, car il n’était en fin de compte qu’une des évidences dérangeantes de ce stalinisme, auquel le pays essayant d’échapper en le diabolisant.
Mercader et Trotski incarnent tous deux des utopies différentes qui se sont fracassées par la volonté d’un seul homme. Car Mercader en est arrivé là à force de mensonges et de manipulations.
– Écoute-moi bien mon garçon, il faut que tu comprennes ce qui s’est passé et pourquoi. Le camarade Staline a besoin de temps pour reconstruire l’Armée rouge. Espions, traîtres et renégats, il a fallu purger trente-six mille officiers de l’armée et fusiller treize des quinze commandants en chef, et se débarrasser de plus de soixante pour cent des cadres. Et tu sais pourquoi il l’a fait ? Parce que Staline est grand. Il a appris la leçon et il ne pouvait pas se permettre qu’il nous arrive la même chose qu’à vous en Espagne… Bon, maintenant, dis-moi, tu crois que dans ces conditions on peut se battre contre l’armée allemande ?
Et aussi incroyable que cela puisse paraître, dans les années 70, le Cubain Iván ne sait rien non plus des crimes du stalinisme. Ce n’est que dans les années 90, après la chute de l’Union soviétique que certaines choses commenceront à filtrer. Cet Iván si misérable et désillusionné symbolise la génération née avec la révolution, qui a grandi en son sein, nourrie de mensonges, d’espoir et d’illusions. C’est la génération de Leonardo Padura, qui ne connaît Trotski que sous les traits d’un traitre à la révolution (quand elle le connaît) et Staline comme le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale qui a fait triompher le communisme. Les Cubains n’avaient aucun moyen d’en savoir plus, ils n’ont toujours aucun moyen d’en savoir plus et c’est là que Padura fait œuvre d’historien. C’est en Espagne, en France, en Argentine qu’il a trouvé les archives nécessaires à la documentation de ce roman qui en mêlant fiction et Histoire dénonce clairement les bassesses et les mensonges sur lesquels vivent les Cubains depuis cinquante ans. Á l’inverse de nombreux intellectuels de son pays, Leonardo Padura vit toujours à La Havane où il est né. C’est peut-être parce qu’il est resté sur place qu’il parvient à brosser un portrait si sensible de son pays, à en ausculter si intimement les désillusions quotidiennes, la fatigue idéologique. J’aimerais savoir quel accueil le gouvernement a réservé à ce livre mais aussi ce qu’en penseront ses compatriotes. Vu d’ici, on dirait que sonne le glas d’une idéologie mortifère… Padura explique dans une postface :
… j’ai voulu me servir de l’histoire de l’assassinat de Trotski pour réfléchir à la perversion de la grande utopie du XXe siècle, ce processus où nombreux furent ceux qui engagèrent leur espérance et où nous fûmes tant et tant à perdre nos rêves et notre temps, quand ce ne fut pas notre sang et notre vie.
L’homme qui aimait les chiens est un livre politique, un roman historique (650 pages extrêmement denses en documentation qui pourront parfois sembler roboratives) dont le suspens l’apparente aussi au genre du polar, même si la fin est connue. Mais c’est avant tout une grande aventure littéraire qui transporte le lecteur sur les vagues de l’Histoire mondiale en des temps extrêmement complexes et troublés. Les personnages y jouissent d’une très forte densité psychologique et humaine, au second rang desquels les femmes : Caridad, la mère exaltée, África la maîtresse survoltée, Sylvia l’amante manipulée, Natalia, la femme de Trotski. Ces femmes fortes sont là, juste derrière les grands hommes, et tirent les ficelles. Et les chiens, toujours les chiens, qui accompagnent aussi bien Lev Davidovitch, qu’Iván et Ramón Mercader à la fin de sa vie, sur les plages cubaines.
Leonardo Padura sur Tête de lecture
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L’homme qui aimait les chiens
Leonardo Padura traduit de l’espagnol par Elena Zayas et René Solis
Métailié, 2011
ISBN : 978-2-86424-755-5 – 670 pages – 24 €
El hombre que amaba a los perros, parution en Espagne : 2009
Une excellente chronique !
J’ai ce livre sur ma table de chevet … il attendra les vacances d’été … Il semble demander beaucoup d’attention et de concentration.
Tu m’as quand même convaincu grâce à cette analyse fort intéressante.
Merci !
J’aurais bien attendu les vacances, histoire de ne pas trop saucissonner ma lecture, mais c’est dans trop longtemps… !
Aaaah! ^^ Tu as vu! Un roman à ne pas rater même si roboratif comme tu le dis (mais on n’a pas toujours envie de bluettes…)
Trotsky est un personnage dont on connait les moindres déplacements et écrits (enfin, moi je n’en connaissais pas grand chose)(les pages à Alma Ata, Turquie, Norvège)Pet Padura réussit le tour de force de le rendre présent, humain, proche… sa fatigue, sa fuite, ses anxiétés pour sa famille, etc…
Le parcours « manipulé » de Mercader est totalement fascinant aussi, on frôle le roman d’espionnage.
Même si on connait la fin, le découpage donne du suspense : très très fort!
Quant à Ivan, oui, on retrouve l’ambiance un peu désabusée du Conde. Exact que ce n’est qu’après 89 que les Cubains ont pu en savoir plus (mais ce n’est pas gagné côté démocratie…)
Sans parler de la plume de Padura…
Bref, il faut lire ce roman.
Je signale que FC en parlait samedi 26, en bien (il y avait intérêt… ^^)
Je sens que je n’en ai pas fini avec ce Padura, quel écrivain, quel souffle ! Même si ses enquêtes de Mario Conde n’ont pas l’ampleur de ce roman, c’est une plongée dans Cuba qui me plait beaucoup.
Au cours de l’émission sur FC (tu peux encore l’écouter) ils étaient bien d’accord, et parlaient d’un roman sur Hemingway et un autre (titre oublié). Alors là… Même si Conde est fréquentable, non? ^_^
Un auteur à lire incontestablement, je vais m’y mettre, peut-être en commençant par un moins gros pavé que celui-ci.
Malgré la densité de la série, les Mario Conde sont des romans policiers. Ici, c’est quasiment le grand œuvre de Padura, à lire en priorité me semble-t-il…
moi qui suis passionnée d’histoire des relations internationales, tu m’a accrochée!! je note ce roman (qui confirme la qualité des éditions Métailié!)
Tu me fais plaisir car je voudrais convaincre tout le monde de lire ce livre !
Su ton site, j’avais déjà remarqué cet écrivain : je note ce roman aussi qui a l’air effectivement très intéressant…
J’ai en effet découvert Padura il y a peu, ça ne fait que commencer 🙂
voici un livre que je lirai bien Ta chronique est très complète et donne envie de découvrir l’auteur
J’ai essayé de faire court, mais c’est impossible…
Voilà de quoi convaincre ceux qui ne l’étaient pas encore…
J’ai découvert Padura avec ce livre, inutile de dire que j’ai déjà acheté « les brumes du passé » car celui-ci à aiguiser ma curiosité et donne furieusement envie de connaître Cuba au quotidien. Comme toi j’ai été étonnée de la chappe de plomb qui a été jetée sur l’histoire et le personnage d’Ivan m’a bcp touchée.
Nous sommes tellement surinformés que ça parait ahurissant de pouvoir tenir tout un pays en otage, d’empêcher les gens de savoir ce qui fait le monde et de décider pour eux ce qu’ils peuvent savoir ou pas… Padura nous fait toucher du doigt ce qu’est une dictature…
Je ne vois pas ce que je peux faire d’autre que noter et surligner après un tel billet ! ^^
J’espère que tu prendras autant de plaisir que moi à le lire.
Après l’émission de France Culture et le billet de Keisha, tu enfonces le clou, si besoin était… les deux autres romans de Padura dont il est question, pour compléter ce que dit Keisha, sont « Le palmier et l’étoile » qui évoque un poète cubain dont le nom m’échappe et « Adios Hemingway »… Je commencerai peut-être par un de ces deux-là, je n’ai pour le moment fréquenté « que » Mario Conde…
C’est José Maria de Heredia, cousin du poète parnassien du même nom né à Cuba de mère française. Le palmier et l’étoile sera certainement mon prochain Padura.
Grâce à Keisha, il m’attend sur mon bureau… Aussi, je lirai ton billet de manière approfondie plus tard, pour ne pas déflorer l’histoire …
Il n’y a pas vraiment de suspens quant à la fin, mais quand même, tu as raison, mieux se plonger dans cette ambiance-là en en sachant le moins possible.
j’hésite encore, Padura j’aime beaucoup mais je n’aime pas le sujet : Trotski non merci le personnage ne m’est pas sympathique et son assassin non plus, bien sûr c’est une page d’histoire et Keisha et toi vous vous y entendez pour faire pencher la balance ….en poche peut être pour moi, cela n’empêche pas ton billet d’être extra !
Moi non plus je ne suis pas fan de Trotski ! Mais je crois que Padura pourrait me passionner même en racontant l’introduction de la culture de l’endive dans le désert de Gobi !
J’avais déjà noté ce livre chez Keisha. Et bien ton beau billet ne fait que me confirmer qu’il faut absolument que je lise ce livre très bientôt !
J’espère que pourra convaincre le plus grand nombre de lecteurs possibles !
Je suis en plein dedans et malgré mon avancée assez lente, du fait de la densité du bouquin, j’adhère totalement à ce que tu en dis. J’avais beaucoup aimé Les brumes du passé de Padura, je crois, que là, il monte encore dans mon estime de lecteur. Un sacré boulot, mis à la portée de tous sans tomber dans le populaire bas de gamme.
Oh oui, c’est le genre de livre après la lecture duquel on se sent plus intelligent sans pour autant avoir eu l’impression de lire une encyclopédie.
J’étais déjà décidée à le lire, mais ton article me donne encore plus envie. J’attends avec impatience de l’avoir entre les mains !
Je souhaite que tu puisses le lire bientôt et que tu passes comme moi de très bons moments.
Bon, un coeur ! Cela dit, ça attendra, je vais commencer par Les ombres du passé qui est dans ma PAL.
Bon, je vois qu’il y en a qui veulent avoir l’air raisonnable 😉
J’adore Padura mais je n’ai pas été au bout de ce livre..Ce n’était sans doute pas le bon moment..
Ah dommage… c’est vrai qu’il faut avoir envie d’avaler une certaine quantité de données historiques qui peuvent vite rassasier…
Un petit coeur de Ys, difficile de passer à côté mais j’ai un peu peur que ce ne soit pas très abordable pour moi, l’histoire et la politique ce n’est pas vraiment mon fort… 😐
Je ne suis pas trotkiste ! J’aurais dû commencer mon billet comme ça 🙂 Non sans blague, je n’ai pas plus de connaissances que le premier venu en la matière, mais Padura rend vraiment tout ça passionnant, comme un roman d’espionnage à suspens, c’est ça aussi qui est très fort.
Bonjour Ys, je suis en train de le lire depuis plus d’une semaine (je l’ai emporté en Grèce): F.A.B.U.L.E.U.X. Je me régale, c’est passionnant, c’est bien écrit (bien traduit). Un livre à garder dans sa bibliothèque. J’ai encore 260 pages à lire. Bonne journée.
C’est en effet encore mieux quand on peut lui consacrer beaucoup de temps sans hacher la lecture.
Oh lala, je vais craquer, je note en gros !
Oui, il semble que ce soit tout ce qui te reste à faire 😉
Pas une lecture pour moi mais un pave politique pour L’Ogre (je note !)
Politique oui, mais aussi très romanesque !
Formidable, j’ai adoré ce bouquin. Une seule interrogation : qui est réellement l’homme qui aimait les chiens, puisqu’aussi bien Trotski que Mercader que même Ivan les aiment ? Anecdotique, bien sûr au regard de ce roman sous l’influence duquel je suis encore, une fois le livre refermé.
Au départ, je pense que c’est Mercader mais au final, les chiens sont en effet un thème qui lie les trois personnages.
D’abord un superbe compte-rendu, équilibré, documenté, chapeau bas…
Sur l’histoire: je suis fan d’histoire (et d’histoires) même je n’ai aucune sympathie ni pour le bourreau, ni pour la victime, et encore moins pour le système et son représentant local (encore un qui sévit depuis un temps incroyable… même si son frère est à sa place, c’est pareil)
Donc, encore un incontournable.
Padura réussit l’exploit de rendre humains et intéressants des gens qui a priori nous paraissent antipathiques. Tous ces gens sont des fanatiques assassins, emportés par leur idéologie, mais ils ont un parcours que l’on comprend mieux grâce à ce livre.
j’avais lu son précédent mais je ne pense pas que je lirais celui ci
Dommage, il est vraiment très bon.