Crimes de Ferdinand von Schirach

Crimes de Ferdinand von SchirachFerdinand von Schirach est un avocat très connu et médiatique en Allemagne. Dans les onze nouvelles de Crimes, il raconte certains cas dont il a eu à s’occuper.

Très souvent, il s’agit de crimes de sang, mais pas toujours. Par contre, ce qui est constant, c’est la description quasi clinique du déraillement de la machine humaine : comment un homme, rabaissé par sa femme durant cinquante ans finit par la tuer à coups de hache (« Les pommes »), comment une sœur est amenée à tuer son frère par amour (« Le violoncelle »), pourquoi un gardien de musée devient fou au point de détruire la statue qu’il a surveillée pendant plus de vingt ans (« L’épine »). Dans ce dernier cas d’ailleurs, l’auteur n’a pas de réponse. Il déroule la biographie du gardien, énumère les faits, mais il n’est pas capable d’interpréter et ne le fait pas. Il constate scrupuleusement, avec un détachement assez froid, et ne peut que conclure à la complexité de la psychologie humaine quel que soit le milieu social.

Avec méticulosité et brièveté, l’auteur explique le fonctionnement de la justice en Allemagne applicable au cas proposé. On est bien loin de tout lyrisme et pourtant, il se met lui-même en scène montrant comment il apporte aussi parfois un soutien personnel à ses clients. Seule la dernière nouvelle (« L’Ethopien ») témoigne d’une grande part de subjectivité et d’humanité dans le procès d’un pauvre type qui a tout raté en Allemagne, s’y est mis hors-la-loi, mais a refait sa vie en Éthiopie pour le bonheur de tout un village mais en situation irrégulière.

Quand j’étais enfant, je prenais un plaisir certainement coupable, au moins douteux, à écouter Pierre Bellemare raconter d’horribles histoires bien sanglantes à la radio. On tire de la lecture de ces onze nouvelles le même genre de plaisir, celui de se dire que « c’est arrivé un jour », loin, et qu’on est heureusement entouré de gens sains, pas comme tous ces malades. Le seul problème c’est que justement, Ferdinand von Schirach montre bien que tous ces gens qui un jour passent à l’acte sont des gens du commun, sans profil pervers, qu’ils ne tueront qu’une fois, rien à voir avec les tueurs en série. C’est assez angoissant ces gens qui ne portent pas le crime sur leur visage… Et comme Ferdinand von Schirach n’accumule pas les détails sordides et ne donne pas dans le gore grotesque que certaines situations pourraient susciter, ses personnages n’en sont que plus réalistes, proches, vivants… c’est angoissant, pas de doute.

Si plusieurs cas rapportés ont l’intérêt pour motif (liés au trafic de drogue, au remboursement de dettes), beaucoup sont dus à l’amour : un jeune homme découpe dans sa baignoire le cadavre d’un homme qu’il a trouvé dans son lit parce qu’il pense que c’est sa petite amie qui l’a tué (« Quelle chance ! »), un autre souhaite goûter la sienne parce qu’il l’aime plus que tout (« L’amour »).

Ma nouvelle préférée est « Légitime défense » : un type insignifiant est agressé sur le quai d’une gare par deux délinquants récidivistes à coups de couteau et de batte de base ball. En un geste, il retourne le couteau contre son premier agresseur et comprime la carotide de l’autre. Bilan : deux morts. Il ne prononce pas un mot et n’en prononcera pas un seul, nul ne sait qui il est et s’il a tué deux hommes, c’était en état de légitime défense. Excessive ? A la justice de décider, à la justice de juger pour ce cas-là, même si le coupable n’est pas aussi quelconque qu’il y paraît.

Et c’est bien toute la complexité du jugement qu’illustre Crimes de Ferdinand von Schirach : comment des textes de lois peuvent-ils s’appliquer à des passions violentes, à des actes pulsionnels, à des fous irresponsables le temps d’un seul crime ? Faut-il emprisonner Michalka parce qu’il a braqué une banque avec un pistolet en plastique pour rentrer en Éthiopie retrouver les siens ? C’est à bien mauvais escient qu’on parle chez nous de machine judiciaire, car elle n’est faite que d’hommes.

Ferdinand von Schirach sur Tête de lecture

Crimes

Ferdinand von Schirach traduit de l’allemand par Pierre Malherbet
Gallimard, 2011
ISBN : 978-2-07-012904-1 – 215 pages – 17,50 €

Verbrechen, parution en Allemagne : 2009

33 commentaires sur “Crimes de Ferdinand von Schirach

  1. Je n’étais pas très friande des histoires de Pierre Bellemare, mais c’était un tel conteur que je les suivais quand même de temps en temps. Quant aux nouvelles, j’avoue que je suis un peu saturée en ce moment des turpitudes humaines sans fin et sans limites, je vais peut-être les mettre de côté.

  2. La presse est remplie d’histoires comme ça, finalement.
    Moi aussi, j’aimais bien les histoires de Pierre Bellemare, j’empruntais ses livres à la bibliothèque dans ma jeunesse !

  3. Je ne veux plus lire les nouvelles qu’au compte-goutte car plus j’en lis moins j’apprécie le genre qui me laisse toujours sur ma faim et me donne l’impression d’avoir perdu mon temps puisque je les oublie presque sur le champ,sauf cas exceptionnel bien sûr. En tout cas j’ai pris plaisir à lire ton billet très détaillé. Pierre Bellemare reste pour moi l’exemple type d’un bon conteur puisqu’il retenait l’attention de tous chez moi même si on ne l’attendait pas spécialement!

    1. Pour ma part, je lis très peu de nouvelles, et ça ne m’étonne pas de moi que je m’y colle grâce à ce genre d’histoires sanglantes, je trouve que ce format correspond bien aux faits bruts qui sont exposés.

  4. Je rejoins Mango qui dit ne pas être adepte de nouvelles, mais vrai aussi que parfois le genre s’impose de lui même comme ici.
    je vous rejoins dans l’écoute un peu coupable des histoires de Bellemare qu’on a aimé mais dont on est un peu honteuses !
    Par contre j’apprécie la distance du professionnel que tu as trouvé dans ces récits et comme je viens de terminer un livre sur « l’inhumain » qui m’a passionné je notre ce livre comme un pendant au précédent

    1. L’auteur est avocat mais ça ne l’empêche pas d’avoir une belle écriture, quand on apprécie les styles sobres, assez à l’inverse des grandes phrases rhétoriques qu’on pourrait imaginer de la part d’un avocat.

  5. Moi j’aime bien les nouvelles entre deux pavés et celles-ci m’intéressent particulèrement ! Il faut dire que tu les « vends » très bien ! Et puis le thème de la justice, pas facile hein ?? A défaut de pouvoir la rendre c’est toujours l’injustice qui nous saute aux yeux… 😉

    1. Du fait que ce soit un avocat qui les écrive, elles ont plus d’enjeu, plus de consistance que les histoires de Bellemare, il faut bien le dire. La justice est au coeur de sa réflexion.

  6. Je lis peu de nouvelles, mais celles-ci me tentent bien. Peut-être pas toutes enchainées, mais une de temps en temps, manière de ne pas se lasser du style.

  7. Pierre Bellemare, mon péché mignon… ses histoires à la radio quand j’étais jeune et j’ai tous ses livres en poche!
    donc, je note celui-ci

    1. Hier, j’ai rangé ma bibliothèque et j’ai trouvé un Bellemare en poche ! Je l’ai passé à mon fils, il y a Petiot, Landru & Cie, j’espère qu’il ne va pas faire de cauchemars !

  8. Tu m’as donné l’eau à la bouche sur un livre qui m’interrogeait. Je suis passée hésitante plusieurs fois dessus en librairie sans le prendre : je vais peut-être revoir ma copie !

  9. Je n’ai pas lu ce livre, mais je suis tenté depuis longtemps.
    Quant à l’intérêt de la nouvelle comme genre littéraire, il me semble essentiel car c’est vraiment souvent éblouissant et on est au coeur de la création littéraire
    la nouvelle laisse peu de temps à l’auteur pour nous captiver et c’est vraiment une forme littéraire très pure, un peu comme le quatuor à cordes est la forme musicale la plus aboutie, souvent pas la plus facile à écouter, mais si on en a le courage et si on rentre dedans, on est récompensé car on pénètre dans le « processus » qui fait la musique et comment la musique est faite
    Beaucoup de grands maîtres de la littérature ont excellé dans la nouvelle – honneur au maître parmi les maîtres : Nabokov
    plus près de nous, l’américain James Salter absolument sublime dans le recueil « Bangkok » ou la jolie Lorrie Moore et bien sûr le grand Jim Harrison ou un autre américain Elwood reid avec l’émouvant, « ce que savent les saumons »

    quand on lit une nouvelle c’est comme si on voyait l’écriture se dérouler devant nous et cela ne m’est quasiment jamais arrivé avec un « bon gros roman »

    1. C’est une très belle apologie du genre, à faire lire à tous les récalcitrants. Étrangement, je viens de lire ce recueil de Salter aux nouvelles extrêmement condensées et ciselées.

  10. Je l’ai noté pour un emprunt à la bibliothèque après en avoir entendu parler à la radio, dans Jeux d’épreuves, je crois… Ton avis me confirme dans cette idée !

  11. Très content que ma plaidoirie pour la nouvelle vous plaise
    Encore plus agréablement surpris que vous ayez également lu james SAlter que je tiens pour un des auteurs américains les plus intéressants et surtout celui qui possède un des plus beau style qui soit (avec Updike et Wallace Stegner)
    DAns un style moins concis mais tout aussi ciselé je me permets de vous indiquer un « Roi dans l’arbre » du grand Steven Milhauser et « suite indienne » de l’écrivain-voyageur Paul Theroux
    Il s’agit dans les 2 ouvrages composés de 3 longues nouvelles ( ou 3 courst récits pour les récalcitrants à la nouvelle). Ils ont en commun un style éblouissant et une forte charge romanesque. Milhauser dissèque l’âme humaine et ses égarements soit au travers d’un quotidien malmené (la première nouvelle, effrayante !) soit en reprenant 2 grands mythes littéraires : Don Juan et Tristan et Isolde (jouissif). Théroux lui préfère nous donner une vision fascinante mais glaçante de l’Inde rêvée par les occidentaux, toujours prompts à s’approprier, au propre et au figuré, ce continent chatoyant, jusqu’à ce qu’eux mêmes soient attrapés et possédés par l’Inde.

  12. Pareil que toi, pour ce qui concerne les histoires de Pierre Bellemare. Je les attendais avec une grande impatience, mêlée d’angoisse en me demandant comment cela finirait pour les personnes ! De grands moments de suspens … J’ai lu de bonnes critiques concernant ces nouvelles de Ferdinand von Schirach. Et c’est une bonne chose que tu en parles, parce que j’avais noté le livre … et oublié depuis. Par contre, il me semble que Ferdinand est un des fils de Baldur von Schirach ?!

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