Quand j’étais Jane Eyre de Sheila Kohler

Qui était l’auteur de Jane Eyre ? A part un nom, un prénom que l’on distingue parfois difficilement de celui de sa sœur écrivain elle aussi (de ses sœurs, en fait) ? On peut bien sûr lire une biographie pour en savoir plus, et s’apprêter à pleurer à chaudes larmes car quelqu’un a-t-il eu une vie plus triste que Charlotte Brontë, unique survivante de six frères et soeurs ? On peut aussi désormais ouvrir ce livre de Sheila Kohler, qui ne porte pas au rire non plus parce qu’avec un tel destin, c’est impossible, mais qui contextualise et romance avec grâce et précision la rédaction de Jane Eyre et ses conséquences.

1846. C’est alors qu’elle veille son père aveugle qui vient d’être opéré des yeux à Manchester que Charlotte Brontë, célibataire et aînée de la famille depuis la mort de ses deux sœurs, trouve l’inspiration pour son nouveau roman. Elle en a déjà écrit un, mais les éditeurs le lui retournent, ainsi que les poésies de sa sœur Emily, bien que les deux jeunes femmes aient pris soin d’utiliser des pseudonymes masculins. Dans l’obscurité et le silence, elle revoit certains épisodes de sa vie, en particulier son séjour bruxellois et sa vie dans une pension sordide qui brisa la santé fragile de ses sœurs. « Elle écrit heure après heure, jour après jour. Elle sait que jamais elle ne retrouvera de meilleures conditions de travail : le silence sans la solitude, la nuit perpétuelle. » C’est à Bruxelles qu’elle a vécu son grand amour, platonique bien sûr, pour son professeur, marié et plus vieux qu’elle, qui semble un instant s’intéresser à elle. Mais le faible obéit au rappel à l’ordre de sa femme et voilà Charlotte délaissée.

Peu importe, elle fera de cette triste expérience une source d’inspiration, sublimant son chagrin dans l’écriture : « Elle transformera ces créatures faillibles en sujets qui serviront ses desseins. Elle s’inspirera de tous ceux qui l’ont rabrouée ou ignorée. Elle écrira en s’appuyant sur sa rage, sur la conscience de sa propre valeur, sur l’injustice que représente le rejet de ses écrits. Elle traitera de quelque chose qu’elle connaît bien : la passion. » Il en sera de même pour Emily : « Elle a eu besoin d’écrire là-dessus. Dans ses poèmes, elle a évoqué la séparation, l’abandon et l’harmonie mais c’est dans son roman qu’elle a dépeint la folie de son frère, reprenant son langage apocalyptique, ses excès. Son livre lui est venu vite. Elle veut que le monde sache. »

[pullquote]C’est de leur vie que les trois sœurs Brontë tirent la matière de leurs romans.[/pullquote] Aussi romanesques soient-ils, ils se nourrissent d’abord de l’expérience de ses jeunes femmes qui ne connaissent quasiment rien du monde et n’ont jamais vécu le moindre rapport sexuel, et de très loin. Et ce sont ces trois femmes qui dépeignent si brutalement les violences de la passion amoureuse, à tel point que Les Hauts de Hurlevent seront sévèrement critiqués, jugés immoraux. Elles se sont énormément soutenues les unes les autres, dans l’écriture comme dans l’édition de leurs textes, elles ont aussi beaucoup lu, elles sont intelligentes, mais leur éducation ne suffit pas à expliquer leur talent. Elles ont su traduire dans leurs livres toute leur rage intérieure, leur frustration, leur impuissance, tout leur élan de vie condamné à dépérir parce qu’elles sont nés filles de pasteur dans le Yorkshire au début du XIXe siècle. Leur succès ininterrompu est leur revanche.

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Quand j’étais Jane Eyre

Sheila Kohler traduit de l’anglais par Michèle Hechter
La Table Ronde, 2012
ISBN : 978-2-7103-6754-3 – 264 pages – 20 €

Becoming Jane Eyre, parution aux Etats-Unis : 2009

73 commentaires sur “Quand j’étais Jane Eyre de Sheila Kohler

  1. Tiens, j’ai justement feuilleté ce livre hier au rayon VO d’une librairie. Je ne savais pas que la traduction était déjà publiée. Je le note dans un coin pour plus tard, le sujet m’intéresse ! Je profite de mon petit passage ici pour te souhaiter une très bonne année !

    1. La traduction vient juste de nous arriver en fait. Je vois que la v.o. ne t’a pas tentée plus que ça, mais je pense que ce livre pourrait te plaire… Bonne année à toi aussi.

  2. Aperçu du coin de l’oeil , je n’ai jamais lu de bio de ..zut j’allais écrire Jane Eyre …Charlotte Brontë lire une bio romancée pourquoi pas c’est agréable quand c’est bien fait et plus léger que la thèse universitaire je garde l’idée

    1. Et l’auteur parvient à écrire un livre non pesant sur une vie de malheurs. Le père de Charlotte est mort à 80 ans mais a vu mourir sa femme et tous ses enfants, c’est atroce…

  3. Merci pour cette découverte, un livre que je voudrais feuilleté avec plaisir, intriguée aussi par E. Bronté et le personnage de Jane Eyre, bisou bonne journée

  4. Je guettais que « Becoming Jane Eyre » soit traduit. J’ai en effet lu les deux autres romans traduits de Sheila Kohler dont l’excellent « Splash ». Voilà un achat incontournable, merci !

    1. Je n’avais rien lu. Splash a été traduit il y a 10 ans, et le précédent 10 ans auparavant : on ne peut pas dire qu’elle encombre nos étagères. Je la découvre ici et je l’apprécie.

  5. Oh oh je m’empresse de le noter celui-là ! Je me suis jurée de n’acheter que deux livres cette année : le dernier Coe et « Un autre amour » de Kate O’Riordan mais ça ne m’empêche pas de faire grossir ma LAL 😉

    1. Ça n’empêche pas ! Mon fils était en train de lire Jane Eyre pendant ma lecture, du coup, il me rafraichissait la mémoire sur certains épisodes et je lui donnais des précisions biographiques…

      1. Tu as de la chance d’avoir un fils qui échange avec toi autour d’un livre, « Jane Eyre » en plus, pas forcément digeste pour un ado.
        Ca devait être un chouette moment 🙂

      2. A tout point de vue, j’ai de la chance d’avoir un fils. Et pour parfaire le tout, ma fille qui fait anglais à la fac étudie ce livre en ce moment… autant te dire Jane Eyre est notre héroïne de ce début d’année !

  6. Evidemment je note et surligne !!! Jane Eyre fait parti de mes romans préférés. j’ai acheté il y a des années une biographie des soeurs Bronté mais hélas comme souvent les biographies, c’est d’un ennui mortel … Je vais donc me plonger dans ce roman pour tout savoir …ou presque !
    Merci …

  7. Encore une tentation !!!!
    Où diable vais-je trouver le temps de lire tout ces livres : Pal, prêts, kdo, challenges, furetages en librairies et sur ton blog….. tant pis, je craque, la vie est trop courte et lire trop extra 😉 !

    1. je lis, je lis, je lis tout le temps, et il y a toujours plein de livres et d’auteurs qui me tentent et que je n’ai pas encore lus… d’où le fameux challenge, pour me fixer un but… qui vivra verra !

    1. On parle de littérature comme arme parfois, c’est un peu pompeux, mais la, je crois qu’elle leur sert vraiment de revanche. Du fond de leur cottage, dans l’indifférence générale, elles créent des œuvres extraordinaires en y mettant leurs tripes et leur frustration, tout ce qu’il y a à l’intérieur car l’extérieur est trop réglementé, corseté. Je ne crois malheureusement en rien, mais ça serait chouette qu’elles sachent, là où elles sont, combien leur œuvre est appréciée et que de vieux barbons à succès de l’époque qui se permettaient de les juger sont morts pour la postérité.

  8. Il y a d’autres livres qui me tentent davantage en cette rentrée, et puis j’ai décidé de fermer l’oeil à toute sollicitation… 😉 oui, je fais ma mauvaise tête ce soir, mais il faut dire que je ne suis pas une fan absolue des soeurs Brontë que je devrais relire d’abord pour apprécier pleinement cet biographie !

    1. Ça fait plus de 20 ans que j’ai lu les soeurs Brontë et ça ne m’a pas empêchée d’apprécier. Et côté bonnes résolutions, je suis sûre que je te ferai craquer avant qu’il soit longtemps 😉

    1. Je prends ça pour un défi ! Vous ferez moins les malignes quand j’annoncerai une PAL à 250 fin décembre 😛
      Je comprends mieux maintenant pourquoi Manu m’a offert deux livres avant-hier pour mon anniversaire, elle essaie déjà de me dévier de ma mission.
      Bien joué mais je ne me laisserai pas avoir, hahahaha (rire gras) ^^

  9. J’aurai bien aimé lire la bio écrite par Gaskell mais celle-ci me tente bien : avec un tel titre, je l’avais déjà repéré dans un magazine … En plus, la thèse qu’ellle défend paraît tout à fait raisonnable. Est-ce que l’écriture est romancée ? Ou fait-elle allusion à d’autres biographies etc ? S’appuie-t-elle sur des textes précis ?

    1. Voici le début du texte de remerciements : « Bien que ce livre soit un roman et ses personnages fictifs, je dois beaucoup aux grands biographes des Brontë, Gaskell, Gérin, Gordon et à bien d’autres qui ont écrit sur les Brontë, sans parler des lettres des trois sœurs, de leurs articles et, bien sûr, de leurs livres que j’ai cités librement. » Les personnages « fictifs » me laissent sceptique…

  10. je ne savais pas qu’elle avait survécu à ses frères et soeurs, quel affreux destin, le père a du sombre dans la folie…Elles sont lues dans le monde entier certes, mais à quel prix…Il y a longtmeps que je cherche à en savoir plus, je vais sans doute me laisser tenter…je note.
    bon dimanche

    1. Le père a enterré sa femme et tous ses enfants et est mort à 80 ans. Je ne sais pas quel était son état psychologique à l’époque, mais il était pasteur, j’espère pour lui qu’il y a trouvé du réconfort…

  11. J’ai déjà lu quelques résumés de la biographie des soeurs Brontë. Effectivement elles ont eu une vide difficile… et relativement courte !!! J’aime beaucoup ces trois auteurs, du coup cet éclairage particulier de leur vie me tente bien.

  12. Très bel article sur un livre qui ne l’est pas moins, et qui lui-même traite d’un sujet passionnant. Je pense exactement la même chose; les soeurs Brontë étaient des personnes très éduquées, d’une grande intelligence, mais cela ne suffit pas pour devenir un grand écrivain. Ce plus qui les a distingué, elle l’on puisé dans leurs manques. Au final se sont des écrivains très violentes- comme quoi l’expérience ne fait pas tout.

    alissa.blogspace.fr

  13. J’adore les soeurs Brontë, j’ai fait partie de la Brontë Society pendant des années et j’ai visité avec émotion la région où elles ont vécu (ainsi que leur maison). Alors forcément, accro comme je suis, je ne peux pas passer à côté de ce titre !

  14. J’étais complètement passée à côté de ce livre mais il a tout pour me plaire et ton billet m’a convaincue (déjà le titre m’a bien tentée tu t’en doutes),,, et j’en profite pour te souhaiter une excellente année 2012, un peu en retard 🙂

  15. Merci pour ton passage Ys !

    Effectivement, voilà trois femmes ayant eu une vie plus que retirée qui parviennent pourtant à offrir des textes plein de passion !
    Je n’ai pas encore lu le Agnes Grey d’Anne, mais après la lecture de Sheila Kohler, j’ai très envie de réparer cette erreur ! 🙂

  16. Je viens de finir le livre et d’écrire mon billet. J’ai beaucoup ce livre qui m’a fait retrouver la famille Brontë que j’ai toujours affectionnée. Je trouve le livre de Sheila Kohler très juste et très fin.

  17. Lien pris !
    Héger, le professeur, n’avait que 7 ans de plus qu’elle.
    J’ai pris plaisir à lire cette biographie romancée.

    1. Merci Syl ! Moi aussi je me plais à lire des biographies romancées, souvent bien plus accessibles que des biographies.

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