Attention, ça déménage ! Avec American Prophet, Paul Beatty fonce dans tous les stéréotypes racistes, du politiquement correct à la discrimination positive, en passant par le ghetto de Los Angeles. Gunnar Kaufman, l’american prophet du titre, a été élevé avec ses deux sœurs par sa mère dans la banlieue privilégiée de Santa Monica. A l’école, on sensibilisait les enfants au racisme, aux injustices. Il était le Noir cool et marrant, bien pratique pour montrer son ouverture d’esprit. Puis maman Kaufman décide que ses enfants doivent affronter les réalités de la vie et les voilà qui s’installent à Hillside, ghetto de Los Angeles. Arrivé là à treize ans, il tombe dans une jungle dont il ne connait pas les codes.
Maman n’était pas matrone à garder ses petits planqués sous ses jupons pour les protéger genoux serrés des grands méchants noirs qui traînaient dehors. Prétendument inquiète de voir se détériorer notre aptitude à la socialisation, elle nous a proposé d’aller jouer à Reynier Park avec les autres gosses du quartier. Et pourquoi pas dans la cour de la prison d’Attica, tant qu’elle y était ? Jungle dense en plein cœur de la zone, Reynier Park aurait bien mérité l’attention d’une entreprise brésilienne de déforestation. Impossible sans machette de s’y frayer un passage jusqu’à l’aire de jeu. Et dans le bac à sable, terrain de prolifération du typhus et du tétanos, le rapport grains de sable et douilles-débris de verre était de un pour quatre. Une cuvette scintillante minée de seringues hypodermiques rouillées.
Le petit Gunnar, loin d’être un idiot, comprend bien vite qu’il va devoir changer s’il veut qu’on arrête de le frapper. Il décode, intègre, singe tous les gens qui l’entourent non sans en souligner, avec énormément d’humour, tous les travers. Car ces Noirs-là, soucieux de s’émanciper de l’image laissée par leurs parents et des générations de soumission, fonctionnent sur des stéréotypes violents et vulgaires dont ils finissent par être prisonniers. En devenant une star du basket et un grand poète de rue, Gunnar cherche à leur montrer les impasses du modèle qu’ils se sont choisi. L’agressivité et la violence ne conduisent à aucune libération, pas plus qu’à la reconnaissance.
Autant dire que l’écriture de Paul Beatty laisse k.o. Dans une langue qui empoigne le lecteur, American Prophet surprend, martèle et déroute parfois, tant l’humour poignarde les clichés. Il s’en prend aux Blancs mais aussi aux Noirs, trop serviles, blanchis sous cinq siècles d’américanisation. Il dénonce avec un humour qui ressemble à un coup de pied au cul les bonnes intentions blanches et les revendications noires. Et c’est bien l’humour qui permet la distance, à l’inverse du roman de Eric Miles Wiliamson, Bienvenue à Oakland où le narrateur prend lui aussi à parti le lecteur mais le rend responsable de tous ses maux : « c’est de la faute de la société et des autres si je suis un bon à rien » (Williamson est plus cru…). C’est juste insupportable sur la longueur. Paul Beatty se révèle beaucoup plus subtil et donc plus efficace. Il stigmatise moins le racisme des Blancs que leur efficacité à rendre les Noirs dépendants, voire redevables.
Le championnat de monologues shakespeariens ouvert à tous les établissements de la ville se tenait dans deux semaines. Déterminée à prouver que ses petits tragédiens noirs issus de milieux défavorisés pouvaient égaler les riches enfants des écoles de la côte et de la Vallée, Miss Cantrell, notre professeur, nous y avait inscrits en n’oubliant pas d’avertir les médias de l’exhibition à venir de ses nègres domestiqués. Dans un effort de pertinence culturelle, elle a sans surprise choisi Othello…
Avec force « Nègres » et « Négros », Paul Beatty balaie la bonne conscience américaine qui voudrait faire disparaître de la surface les discriminations. Mais ce qui intéresse Paul Beatty dans American Prophet, c’est ce qui se passe sous la surface, quand on gratte un peu l’hypocrisie ambiante. Il en rajoute, pour ne pas tomber dans le tragique, et c’est jubilatoire.
Putain c’est quoi ces sapes de bouffon ? Une vraie palette de peinture sur pattes que t’es, nigger. Et ton trésor, tu te l’es trouvé au bout de l’arc-en-ciel ? Pour l’harmonie, t’y es pas du tout. Vas-y, tu bouges ta dégaine de Jambalaya jusqu’à Cadillac Street puis à droite, au feu, t’auras ton magasin.
Saluons le travail de traduction de Nathalie Bru qui à l’aide de notes en bas de page et en fin d’ouvrage s’efforce de rendre intelligibles aux lecteurs français les multiples allusions et références à la culture afro-américaine.
Paul Beatty sur Tête de lecture
American Prophet
Paul Beatty traduit de l’anglais par Nathalie Bru
Passage du Nord-Ouest, 2013
ISBN : 978-2-36787-003-8 – 347 pages – 21 €
The White Boy Shuffle, parution aux Etats-Unis : 1996
je ne sais pas si ce livre est pour moi…
Difficile à dire. C’est un livre dont le ton n’est pas agréable, il peut lasser, voire choquer si on n’entre pas dans le jeu de Paul Beatty.
Je pense que je pourrais rentrer dans cet humour-là, qui pulvérise les vernis en tout genre. Il m’intéresse.
Je pense aussi, de toute façon, te voilà prévenue.
J’avais vraiment adoré le premier roman de Paul Beatty, Slumberland qui semble être du même tonneau que ce second opus.
C’est étonnant qu’on entende pas parler plus largement de cet auteur atypique (j’étais, par exemple, passé totalement à côté de la sortie de la traduction de ce roman)
Je ne sais bien sûr plus comment ma route a croisé celle de ce roman, mais pour ma part, je ne savais pas qu’il y en avait un autre de traduit. Alors oui en effet, on ne parle pas assez de cet auteur (et trop de bien d’autres…).
Ce livre a l’air fait pour moi ! Les extraits que tu cites me donnent vraiment envie, merci !
C’est un livre dont on voudrait citer encore plus de passages tellement la langue et le propos de Beatty sont surprenants, percutants. Bonne lecture !
Maison d’édition inconnue!
Mais si ça déménage, là c’est mon créneau!
C’est une maison qui publie pas mal d’auteurs réputés plutôt difficiles, des hispanophones notamment. Ils pourraient te plaire, c’est ton genre de défi…
J’ai vérifié, le bouquin est à la bibli. C’est noté. 2014 peut être? ^_^
Il te plaira, emprunte-le !
je trouve le propos intéressant, mais je crains que son style m’épuise
j’ai besoin d’une écriture qui m’aide à comprendre pas qui m’assomme
Luocine
Je t’assure qu’on comprend tout à fait où il veut en venir. Les description de la banlieue huppée comme celle du ghetto sont on ne peut plus parlantes. Le style surprend c’est vrai, mais pour le meilleur. Moi non plus, je n’aime pas être prise à parti par un auteur revendicatif. Beatty manie l’humour en maître et c’est tout à fait salutaire.
Il y a quinze jours je ne connaissais pas cet auteur et là, c’est un déferlement d’éloges. Une blogueuse y a vu un superbe livre et ça a été un vrai coup de coeur pour elle, Je te trouve très enthousiaste aussi…
J’ai hésité pour la catégorie car ce livre a tous les atouts d’un coup de coeur. Seule mon ignorance de bien des références a modéré mon enthousiasme. Pour un coup de coeur, je crois qu’il aurait fallu que je comprenne plus en profondeur le roman, c’est-à-dire que je sois à même d’élucider les allusions à la musique, au basket, à l’histoire des USA, à différents personnages historiques… La traductrice a fait un gros travail en ce sens, mais je crois que pour quelqu’un comme moi qui n’ai jamais mis les pieds aux USA et encore moins dans le ghetto de L.A., il y a des choses qui restent incompréhensibles…
C’est le deuxième billet que je lis à propos de ce livre, et le tien me donne vraiment envie de le lire. Enfin du non politiquement correct, c’est salutaire par les temps qui courent !
Oui, tout à fait, ça donne à réfléchir.
Il faut s’attendre à être décoiffé, alors.
Les permanentes ne sont pas recommandées en effet…
Et bien, il était temps qu’on le traduise… Malheureusement, ça doit dater un peu.
Ça ne m’a pas semblé daté (bon, il n’est pas question d’un Noir à la Maison blanche)… mais je ne vis pas aux Etats-Unis 😉
Remarque, je peux parler. J’ai ce livre dans ma PAL depuis 1997. Ma soeur l’avait acheté, mais vu son manque d’enthousiasme (même si certaines choses l’ont fait rire), je le traîne depuis. Il en sortira un jour, c’est sûr.
Slumberland m’avait laissé mi figue mi raisin mais j’ai envie de tenter celui-ci, plus dans mes cordes en ce qui concerne le sujet !
J’ai lu le billet de Laurent sur Slumberland et je ne suis pas certaine de suivre toute les allusions musicales de ce roman…
Drôle, vachard mais lucide avec sa communauté « l’Amérique noire a renoncé à ses besoins dans un monde où les espérances ne sont qu’illusions », instruit aussi, le roman fourmille de détails ou informations historiques et au-delà l’humour, l’auteur sait utiliser les mots et la langue pour nous donner un texte de très grande qualité.
Oui, tout à fait d’accord. Je me demande vraiment pourquoi les journalistes littéraires n’ont pas plus parlé de ce roman : la littérature américaine comme celle-là leur plait généralement. Peut-être l’éditeur n’est-il pas assez médiatique…
Ca fait partie des nombreux mystères de l’édition et de la critique littéraire. Enfin, l’important est qu’il a été traduit en français et publié, ce qui permet à certains de s’en régaler.
Finalement on en a pas mal parlé mais il a un tout petit tirage il est déjà en rupture car l’éditeur n’a pas pu le réimprimer!
C’est important de saluer le travail de la traductrice comme tu le fais car pour ce genre de romans, son rôle compte dans l’avis final du lecteur.
Il y a des livres pour lesquels la traduction tient du grand art. La traductrice ici remercie un certain Nicolas Richard. C’est un nom assez commun, mais je pense qu’il s’agit du traducteur de Enig marcheur : un vrai tour de force que cette traduction, un chef d’oeuvre du genre à mes yeux.
La traduction est une problématique qui me passionne et pour ceux que cela intéresse, j’ai interviewé une traductrice sur son métier. C’est à lire sur mon blog :
http://lebouquineur.hautetfort.com/archives/category/les-traductions/index-2.html
Bonsoir 🙂 Justement c’est Valérie qui m’a donné le lien vers ton article car c’est ma soeur qui a traduit justement! Cette parenté mise de côté, j’ai adoré roman, beaucoup plus que son précédent paru en France. J’ai écrit aussi un billet d’ailleurs. Je trouve le ton incroyable. Moi j’ai marché à fond !
Bon, mais surtout je découvre ton blog et je sens que ma soirée est foutue/sauvée, c’est selon 🙂
Eh bien toute mes félicitations à ta soeur. C’est un métier passionnant, se colleter avec un texte pour lui rendre dans une autre langue toutes les nuances et subtilités de sa langue d’origine, quel défi !