Hécate de Frédéric Jaccaud

HécateHécate de Frédéric Jaccaud part d’un fait divers bien réel qu’on peut sans excès qualifier de sordide : un médecin très en vue est retrouvé mort dans son appartement, dévoré par ses chiens. L’homme nu, équipé d’un godemiché, s’est en fait suicidé : il a torturé les animaux au point de les rendre fous de douleur et de haine pour les pousser à le déchiqueter.

Il faut bien convenir qu’on fait difficilement plus sinistre. Et que le roman de Frédéric Jaccaud tournerait au voyeurisme glauque s’il ne s’interrogeait d’une part sur ce qui fascine dans un fait divers : « Le fait divers déverse, divertit, met en branle l’imagination mauvaise de tout un chacun. Sa nécessité ne fait pourtant aucun doute, parce qu’il agite les sentiments de pitié et de mépris sans aucune implication morale » ; d’autre part sur ce qui fait la fiction, sur ce qui pousse l’écrivain à écrire et le lecteur à lire.

…c’est un peu comme se jeter dans une pièce de théâtre, classique ou grand-guignolesque, comme lire un roman ou un fait divers ; on a peur, on espère, on est soulagé. Il y a de l’obscène à prendre du plaisir ou à trembler pour le destin de personnages irréels, à se projeter en eux qui tremblent ou prennent du plaisir. Il y a de l’obscène à croire en cette supercherie, à partager le bonheur, à se rouler dans la fange parce que tout cela n’est pas vrai. Et quel regard porter en définitive sur ce regard-là, sur ce besoin de se repaître d’un simulacre de sentiments, d’humain, de monde ?

Le simple petit flic Anton Pavlov (celui du chien s’appelait Ivan) est chargé de maintenir la foule des curieux le jour de la découverte du corps de Sacha X. Perturbé par le spectacle des chiens meurtriers qu’on emporte, il monte l’escalier et pénètre dans l’appartement du mort où s’agitent ses collègues. Il voit alors la scène horrible, ce qu’il n’aurait pas dû voir, ce qui ne cessera plus de le hanter. Il voit aussi, accroché au-dessus du lit, la reproduction d’un tableau de William Blake.

Anton veut trouver un sens à l’acte de Sacha X. Il veut comprendre comment un être humain en arrive à se faire dévorer volontairement, au risque de passer lui, Anton, pour un pervers. Et comme il n’a aucun moyen de savoir qui était exactement Sacha X (à l’exclusion d’un « détail » qu’il serait dommage de dévoiler d’emblée au lecteur), il invente, se plonge dans la vie de Blake, et extrapole. Le lecteur suit le récit des recherches d’Anton et de son obsession, ainsi que l’histoire intercalée de Milena, petite fille slovène prostituée par ses frères, vivant dans la misère la plus totale.

Le roman est court, mieux vaut ne pas trop dévoiler l’intrigue. Qui n’est d’ailleurs pas ce qui retient le plus l’attention tant elle réunit « les éléments constitutifs d’un conte noir, des stéréotypes composant le fumier idéal pour cultiver le sordide et l’ignoble ». Comme Lubja, la maîtresse d’Anton, on peut aussi se demander si intellectualiser le sordide ne serait pas une façon de le justifier, d’en assurer aussi l’existence… Mais Frédéric Jaccaud n’est pas dupe de cette fascination malsaine, il l’utilise et la questionne. Comme Anton, il écrit sur le fait divers pour le comprendre, il invente pour se donner un accès à l’incompréhensible. Qui était Sacha X ? Dans sa mort, imaginer sa vie ; « dans un grain de sable voir un monde », écrivit William Blake.

Hécate, déesse de la lune et de la mort hante celui qui l’a approchée de trop prêt. La transformer en œuvre d’art pourrait être un moyen de ne pas succomber à ses charmes.

Hécate

Frédéric Jaccaud
Gallimard (Série Noire), 2014
ISBN : 978-02-07-014365-8 – 130 pages – 9.90€

26 commentaires sur “Hécate de Frédéric Jaccaud

    1. Je ne sais pas si la peinture au-dessus du lit de la victime fait partie du fait divers ou si c’est une invention de l’auteur. Si c’est bien réel, je comprends d’autant plus que ça ait alimenté l’imagination d’un romancier…

  1. Là, je passe ! Le fait divers, ce n’est pas aussi la fascination pour un acte qui nous dépasse ? Parce que là, j’avoue ne pas comprendre du tout !!!!! Je peux comprendre un crime passionnel, certains suicides, mais là ????

    1. Justement, je crois que c’est ce qui a d’autant plus fasciné l’auteur : se faire manger par ses chiens, ça dépasse largement ce qu’on peut comprendre. Il y a un autre fait troublant dans la personnalité de ce Sacha X, que je révèle pas, mais forcément, tous ces éléments ne peuvent que faire travailler l’imagination : comment en arriver là ?…

  2. cela me rappelle des films comme Seven ou Le silence des agneaux. J’aime l’idée de partir d’une peinture pour remonter un peu le mécanisme qui a conduit à un tel acte. Maintenant je ne suis pas sûre d’apprécier les descriptions car, de plus en plus, les malades de ce genre me révulsent et j’y pense pendant des jours et des jours. La façon dont tu décris le roman me fait penser à une écriture cinematographique

    1. L’écriture de Frédéric Jaccaud n’est pas complaisante, elle est très brute au contraire. La scène du carnage bien sûr n’est pas facile, mais pas excessive non plus. Ce ne sont pas tant les descriptions qui sont dures que ce qu’elles suggèrent de douleurs et d’insupportables. Au cinéma, il est certain que je ne supporterais pas…

  3. Je peux comprendre que des spécialistes du crime ou des morts bizarres puissent s’intéresser au mécanisme torturé de certains esprits mais personnellement ça ne m’intéresse pas du tout, je pense que j’en ferais de cauchemars et ça ne m’apporterait pas grand-chose, mais bon…

    1. Je crois que ces esprits malades sont aussi un excellent terreau pour les auteurs, pour ceux que travaillent la psychologie humaine, qui grattent pour chercher à comprendre. On peut dès lors imaginer le pire, le danger étant de tomber dans la description sordidement complaisante, d’en faire des tonnes dans ce registre. Ce n’est pas du tout le cas ici.

  4. Malgré le côté glauque de l’histoire, j’ai bien envie d’aller au delà du fait divers avec ce livre, je note!

    PS : cela faisait un petit moment que je n’étais pas passé sur ton blog et je voulais de féliciter pour la nouvelle mise en page!

    1. En rédigeant cet article, je me disais bien que cette fois, personne ne m’écrirait en commentaire : « ce livre a l’air vraiment sympa, je fonce l’acheter ! » 🙂

  5. Evidemment, je ne résiste pas : « Ce livre a l’air vraiment sympa, je (ne) fonce (pas) l’acheter » (parce qu’il n’est sûrement pas encore en poche). Comment on met un smiley qui rigole ?
    Blague à part, à force de lire tes billets, je me doute bien que le glauque pour le glauque serait épinglé. Et blague à part encore, cette réflexion sur la fascination pour le fait divers et la folie de l’incompréhensible ( comme tu le dis, comment peut-on en arriver là ?) m’interesse beaucoup. Tu dis qu’il y a une vérité vécue au départ du roman ?

    1. Dans un « avertissement » qui précède le roman, voilà ce qu’écrit l’auteur : « A l’exception des extraits, tirés d’un article du Monde (‘Le fait divers qui embarrasse le gouvernement slovène’), qui surplombe les chapitres, il n’y a rien, dans ce livre, qui soit issu du réel ; aucun fait, aucune personne. L’auteur se rend coupable de manipuler personnages et récit pour entraîner le lecteur dans l’obscène et l’absurde. » J’en conclus que le médecin dévoré par ses chiens est un fait divers avéré, godemiché compris. Par contre pour le tableau, je ne sais pas.

    1. J’ai toujours été passionnée par les faits divers glauques, les meurtres en série, ce genre de tarés. Et bien sûr, je ne m’explique pas pourquoi car je n’ai aucune pulsion meurtrière ou morbide :-; Alors ce genre de texte qui se penche sur le sujet, oui, ça m’intéresse.

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