Les champs d’honneur de Jean Rouaud

Les champs d'honneurLes champs d’honneur a marqué la littérature relative à la Première Guerre mondiale à plusieurs niveaux. D’abord parce que le thème est traité à travers une histoire familiale dense et très personnelle, dans un style qui ne l’est pas moins. D’autre part parce que ce fut le premier roman de Jean Rouaud, et que le thème était alors original pour un primo romancier. On peut dire que Les champs d’honneur a renouvelé le thème, bien en amont de la vague qui déferle aujourd’hui.

Le narrateur raconte avant tout sa famille, quelques-uns de ses membres au moins. Le grand-père, la tante Marie qu’il a tous deux connus, mais aussi certains morts dont l’absence est au moins aussi marquante que la vie. Emile et Joseph, tous deux morts sur le front, sont à l’origine des failles de la famille, des silences, des souvenirs. Le personnage de la tante Marie est particulièrement saillant, elle qui apparait d’abord au narrateur comme une vieille institutrice avant qu’il ne découvre qu’elle a été une jeune fille dont la vie s’est brisée à la mort de ses frères.

La Première Guerre mondiale n’apparait que tardivement dans le roman, comme un lien entre tous. Si Jean Rouaud passe par certains passages obligés du thème (les gaz, la boue, les corps abandonnés, les difficiles retours en famille…), il le fait dans un style tout à fait particulier, très dense, serré et évocateur. Il s’agit plus ici de faire jaillir des images que de décrire, et la force évocatrice  est puissante.

Quand il brosse le portrait de ses personnages, Jean Rouaud le fait avec un soin particulier porté aux détails qui donnent vie, aux anecdotes bienveillantes. Car oncles, tantes, grands-parents sont regardés avec l’empathie du souvenir qui souligne souvent un petit détail moqueur sans jamais être méchant. Ainsi de la bigoterie de la tante Marie

Que pouvait-il nous arriver de fâcheux ? Un cierge allumé devant l’autel préparait la réussite aux examens, saint Joseph veillait sur la famille, Christophe sur la voiture, Thérèse sur la santé, Victor établissait au-dessus de la commune un microclimat de la grâce et la Vierge, omnipotente dans ses multiples incarnations, assurait un joli mois de mai […] A la mort de notre Marie, on avait retrouvé, sous les différentes statues de saints qu’elle disposait dans les anfractuosités du mur du jardin, ainsi qu’au dos des cadres pieux de sa chambre, des dizaines de petits papiers pliés. Sur chacun d’eux une demande, un vœu à exaucer […] Si l’intercession n’avait rien donné, le saint était mis en quarantaine, la statue retournée face au mur comme au coin un mauvais élève.

Et malgré une tonalité globalement nostalgie, sourd une certaine allégresse qui permet au lecteur de lire sans barguigner de nombreuses pages météorologiques.

Car Jean Rouaud réinvente le roman familial, défiant le traditionnel récit chronologique pour un désordre qui suit un flux plus mémoriel que temporel. Comme si les souvenirs et donc le passé trouvaient une certaine consistance au fur et à mesure de l’écriture. Ainsi la figure du père mort se dessine-t-elle très progressivement, à la faveur de l’évocation des autres membres de la famille.

Denis Deprez a mis en image le texte de Jean Rouaud pour une bande dessinée très fidèle (l’auteur assurant lui-même le scénario, voir interview). Si l’amplitude littéraire et la richesse syntaxique n’y sont pas, format oblige, l’humour et la tendresse sont bien présents. Le dessin fait preuve de la même pudeur que le texte, dans l’évocation de l’horreur de la guerre, de la triste fin des êtres aimés, de l’absence.

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Les champs d’honneur

Jean Rouaud
Minuit, 1990
ISBN : 2-7073-1347-5 – 187 pages

29 commentaires sur “Les champs d’honneur de Jean Rouaud

    1. Je ne sais pas ce que j’en garderai, je ne suis pas certaine que ce soit un livre qui me marquera beaucoup. Certaines phrases sont très belles, d’autres vraiment puissantes, notamment quand il évoque la guerre et le front, mais je ne crois pas qu’il me restera longtemps.

  1. Ce qui est étrange avec ce livre, c’est que la première fois que l’ai eu en mains, je n’ai pas réussi à le lire (c’était peu de temps après sa sortie) et, lors de vacances, pas très loin des lieux de l’enfance de l’auteur, le livre était dans la maison que nous louions, et je l’ai recommencé et beaucoup aimé. Depuis, j’ai relu Rouaud avec toujours le même plaisir, mais pas depuis un petit moment, je devrais m’y remettre.

    1. Je n’en suis pas certaine, mais je crois que j’avais déjà tenté de le lire, les pages météorologiques me disaient quelques chose. Mais à l’époque, elles ont dû me lasser…

  2. J’ai lu ce livre pendant mes études supérieures et à l’epoque j’avais beaucoup aimé ce livre. Ce livre était une lecture imposée et heureusement car sans cela je ne l’aurais pas lu. Le thème de la Grande Guerre n’était et n’est toujours pas un de mes thèmes préférés.

  3. Je me souviens du bruit qu’avait fait ce roman à l’époque. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il m’a toujours intimidé…
    Ce qui n’arrange pas mon affaire, c’est que tu en as apprécié le style et la construction mais que dans le même temps, tu sens qu’il ne va pas t’en rester grand-chose dans le temps…

    1. je crois que ce qui me fixera le plus, c’est l’adaptation. Je dois être une visuelle, et je trouve que le texte de Rouaud ne fait pas surgir d’images. Il travaille plus le ressenti, les impressions de l’auteur : c’est très intime et il est difficile de se glisser dans le texte pour se l’approprier.

  4. un court passage devant mon ordi (mes vacances sont très actives), et je vois que tous mes blogs amis se remplissent de livres à lire ou à relire . Celui-là je l’ai lu et relu comme souvent avec les romans de cet auteur.
    Pour moi une révélation et une fidélité , car j’ai lu beaucoup (j’allais dire tous, mais c’est peut-être prétentieux!) de ses romans avec un plaisir différent mais à chaque fois renouvelé ;
    merci pour ce billet
    Luocine

  5. J’ai passé une journée avec cet auteur au mois d’octobre dernier, il m’a même remis mon pauvre 3ème prix à un concours de nouvelles et j’ai donc acheté plusieurs de ses livres mais je ne suis pas tentée pour le moment ! C’est un comble non ? 😉 Un point que tu soulignes et qui va le faire pencher en sa faveur c’est qu’il y a peu de « guerre » finalement ! Là je sature avec tous ces billets commémoratifs !
    Il a eu le Goncourt en 1990 pour ce livre, il nous a raconté comment, quelle magouille était alors le Goncourt (pire qu’aujourd’hui), ce n’est pas lui qui devait l’avoir et hasard ou justice immanente, il l’a eu ! C’est un conteur agréable ! 😉

    1. j’ai bien écouté l’émission estivale d’Assouline, « Du côté de chez Drouant » et il n’a pas été question de magouilles concernant ce Goncourt-là (si ce n’est qu’il n’était pas dans la première liste car pas envoyé). Il ne nous a donc pas tout dit…

    1. A l’époque où se livre est sorti, je ne m’intéressais pas beaucoup à la littérature française contemporaine. Aujourd’hui un peu plus, par thématique surtout, mais toujours pas énormément.

  6. Je ne connaissais pas du tout l’auteur mais ton avis est très encourageant, j’essairais de le chercher dans ma bibliothèque.

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