Mon nom est Rouge d’Orhan Pamuk

Mon nom est rougeIstanbul, 1591. Monsieur Délicat, enlumineur de renom est assassiné par un de ses collègues du Grand Atelier du Sultan. Ce meurtre semble lié à ses relations avec le prêcheur de la mosquée de Bajazet : lui et ses affidés entendent revenir aux principes premiers du Coran et réprimer les vices qui pullulent dans la capitale de l’empire ottoman.

Un des principaux reproches que ces gardiens de la tradition adressent aux modernistes du moment concerne la peinture. Car peindre pour les enlumineurs et miniaturistes, c’est reproduire les modèles anciens à l’identique. Aucune marque, aucun style ne sont tolérés car ce qu’il faut représenter ce n’est pas la réalité perçue par les yeux humains mais bien celle du regard de Dieu qui est bien sûr unique. Le style est un grave défaut, un péché même. Il est donc interdit de signer son œuvre de quelque façon que ce soit, mais aussi de représenter quelqu’un de façon à ce qu’il soit identifiable.

Mais voilà que les impies, les Européens, expérimentent depuis déjà longtemps : ils ont inventé le portrait, la perspective. Ces deux techniques sont inimaginables pour les puristes tels que Monsieur Délicat. Mais qui donc peut souhaiter la mort de cet homme qui a consacré sa vie à peindre pour le Sultan, gardien de la foi ? Son assassinat a-t-il quelque chose à voir avec la commande reçue du Sultan par Monsieur l’Oncle d’un livre secret pour lequel ce dernier doit débaucher les artistes du Grand Atelier ?

Le Noir, de retour au pays après douze ans d’absence, va mener l’enquête bien malgré lui. Car Le Noir depuis tout ce temps n’a cessé d’aimer la belle Shékuré, sa cousine et fille de Monsieur l’Oncle, désormais mariée mais à un homme parti pour la guerre depuis quatre ans. Qui de Papillon, Olive ou Cigogne, les trois autres miniaturistes, est l’assassin de Monsieur Délicat ?

C’est sur le mode du roman policier et polyphonique (de nombreux narrateurs se succèdent) qu’Orhan Pamuk nous introduit dans le vaste monde des peintres miniaturistes de la grande tradition ottomane. Il choisit de nous la montrer à l’agonie, alors que déjà l’Occident et ses artistes ont bouleversé la représentation. Pour être sérieux, le sujet n’en est pas moins traité sur un mode très réjouissant. En effet, le lecteur suit les amours de Le Noir et Shékuré qui vont tambour-battant comme une comédie télévisée. Shékuré, aussi convoitée par son beau-frère, est manipulatrice et drôle, elle mène son Le Noir là où elle veut, pleure et crie quand il faut, cajole et taloche aussi bien. On est parfois au bord de l’hystérie et de la comédie de boulevard.

A l’inverse, Mon nom est Rouge compte de nombreux et longs passages descriptifs. Références sont faites à des tableaux et miniatures célèbres qui faute d’être reproduits sont décrits. On trouve de même de longs passages sur l’art de la miniature, ses principes et fondements, ce qu’elle signifie pour tout bon musulman. Et pourquoi l’art européen est perçu comme une offense. Ces passages m’ont semblé d’autant plus longs qu’ils sont répétés plusieurs fois.

A bien des égards, Mon nom est rouge se rapproche du Nom de la Rose d’Umberto Eco : les deux écrivains choisissent le genre du roman policier qui permet aux protagonistes de s’introduire en de multiples endroits, de poser des questions. Il permet aussi de présenter de façon plaisante et familière un univers lointain, complexe dont la portée philosophique s’ébauche simplement. Grâce à la comédie amoureuse et à l’enquête, Orhan Pamuk se donne les moyens de présenter une époque, des croyances, des pratiques qui n’existent plus mais qui n’en n’ont pas moins donné lieu à des débats et même des querelles de grande envergure. Par le roman, le complexe devient compréhensible.

Mais attention « car Orhan ne recule, pour enjoliver ses histoires et les rendre plus convaincantes, devant aucun mensonge ». Ni devant l’humour d’ailleurs, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Mon nom est Rouge

Orhan Pamuk traduit du turc par Gilles Authier
Gallimard, 2001
ISBN : 2-07-075686-6 – 573 pages – 26.95 €

Benim adim Kirmizi, parution en Turquie : 1998

31 commentaires sur “Mon nom est Rouge d’Orhan Pamuk

    1. Ah oui, carrément ? Eh bien il est vrai qu’il y a quelques passages assez compacts, mais je pense que Pamuk vulgarise ainsi une philosophie encore plus complexe. En tout cas, j’ai beaucoup appris.

  1. De cet auteur, j’ai lu Neige, sans trop d’enthousiasme, et j’ai essayé de lire Le château blanc, sans réussir à décoller… Je crois que son style ne me convient pas.

  2. Premier Pamuk, et seul à ce jour, que j’ai lu. J’ai beaucoup aimé cette immersion dans la culture musulmane et l’esthétique de la miniature, même si comme toi j’ai trouvé quelques longueurs. L’histoire en dit long sur la pensée et la tradition musulmanes et d’ailleurs, en cela, l’humour « de boulevard » dont Pamuk fait preuve est très représentatif des grands textes fondateurs des Mille et Une Nuits.
    J’ai regretté lors de mon passage à Istambul, d’être un peu trop en avance pour pouvoir visiter l’exposition liée au Musée secret de Pamuk.
    Peut-être as-tu lu d’autres textes de Pamuk et en aurais-tu un à me conseiller ?

    1. J’ai pas mal d’idée toutes faites sur certaines choses. Heureusement, je me soigne par la lecture et c’est ainsi que je découvre cette littérature turque et Orhan Pamuk, et surtout ce mélange de foi et d’humour qui dans mon esprit n’étaient pas compatible. On a là une vision assez réjouissante de l’Islam, je me doute malheureusement qu’elle n’est pas partagée par tous. Mais cette Shékuré quand même, quelle femme !
      Alors non, malheureusement, je ne peux te conseiller d’autres titres mais je gage que l’émission de ce soir saura susciter des envies. J’ai comme toi beaucoup entendu parler du Musée de l’innocence.

    1. C’est plutôt dans la façon a priori simple d’aborder un sujet vaste et complexe que j’ai pensé au livre d’Eco. Et aujourd’hui je peux dire : j’ai lu un auteur turc ! 🙂

  3. Je n’ai pas lu ce titre de Pamuk mais j’ai beaucoup apprécié Istanbul et Le musée de l’innocence. Ces deux titres ont suffi à placer cet écrivain dans mon humble panthéon personnel. J’ai très envie de découvrir Neige dont on m’a dit le plus grand bien également !

    1. Ah voilà, je savais bien qu’il avait aussi ses fans ! 🙂 Je ne sais par quel titre il vaut mieux commencer pour amadouer le lecteur, mais s’ils sont tous du gabarit de Mon nom est Rouge, il faut quand même s’accrocher un peu. Perso, j’ai lu trois fois les trente ou quarante premières pages avant d’être vraiment dedans…

  4. Celui-ci est sur ma longue liste, après Istanbul que signale Praline. De Pamuk, j’ai lu Neige, une lecture exigeante et marquante.
    ( j’avoue que ton billet me rassure un peu )

    1. Je crois qu’on va être tous d’accord : un auteur pas forcément facile d’accès mais qui récompense largement le lecteur qui tombe sous son charme et écoute sa petite musique…

      1. Oui, je suis tout à fait d’accord, une fois ‘entrée’ dans l’histoire et au fur et à mesure de l’intrigue, j’ai trouvé très intéressant et très riche de détails, oui je suis revenue souvent sur certains passages et certaines descriptions, mais avec un grand plaisir, on apprend beaucoup de ce livre ! Et au final, on a envie de le garder comme un livre de référence, comme un petit trésor, je ne peux vraiment que le conseiller Je ne connaissais pas cet auteur, j’admire son travail avec ce livre.

  5. Seul Pamuk lu jusqu’ici et cela m’a donné envie d’en lire d’autres de lui. J’avais beaucoup aimé les passages sur l’art et la philosophie de peindre, et ils me reviennent souvent á l’esprit quand je vois des reproductions d’oeuvres de cette région et de cette période. Je vais de ce pas voir les autres écrivains mentionnés dans l’émission.

    1. Tout ce qui est dit sur l’art des miniaturistes est vraiment passionnant, cette vision de la peinture comme regard de Dieu, je l’ignorais. Par contre, j’ai trouvé assez étrange qu’il ne soit jamais fait mention de l’imprimerie. Car oui, l’art des miniaturiste a cédé sa place à la peinture occidentale, mais puisqu’il s’agit ici de livres, l’imprimerie me semble encore plus dommageable…

  6. Rebonjour Sandrine, ce n’est pas un roman toujours très facile à lire mais c’est bien. Cela vaut la peine d’aller jusqu’au bout son effort. C’est le genre de roman où on l’on se sent un peu plus intelligent quand on l’a terminé. Bon samedi.

  7. Un livre que j’ai commencé mais que je n’ai pas terminé car on me l’avait prêté… Je me souviens être partie dans cette lecture comme dans un tourbillon et je me dis souvent qu’il me faudrait l’acheter enfin !

  8. Orhan Pamuk est un écrivain passionnant, un passeur de mots entre Occident et Orient. « Mon nom est rouge » est un superbe roman pour qui aime les couleurs, l’histoire de la peinture, les miniatures persanes et s’intéresse à la question de la représentation.
    Pour découvrir Pamuk, son livre sur sa ville, « Istanbul », est une excellente entrée en matière.

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