L’homme de Kiev raconte le terrible parcours d’un homme victime de la discrimination sociale et de la haine ancestrale. Il s’appelle Yakov et peu de gens en France aujourd’hui connaissent son histoire. La réédition par les éditions Rivages de l’œuvre méconnue de l’écrivain américain Bernard Malamud (1914-1986) est donc plus que bienvenue, c’est une révélation.
La femme de Yakov vient de partir avec un autre homme : après six ans de mariage, pas d’enfant, pas d’avenir possible dans ce shtelt. Alors Yakov le réparateur décide de partir lui aussi, pour « tenter sa chance ailleurs, mener une vraie vie« . Mais à la ville comme ailleurs en Russie en cette année 1911, il n’y a rien pour lui, si ce n’est une vie misérable dans un quartier désigné.
Un jour pourtant, sa vie change. Par compassion, il aide un gros ivrogne, Nikolai Maximovitch Lebedev, à ne pas s’étouffer avachi dans la neige. Même s’il fait partie du groupe antisémite des Cent-Noirs dont il porte fièrement l’insigne, il le ramène chez lui. Sa fille Zina l’encourage à revenir le lendemain chercher une récompense. Yakov ne dévoile pas sa véritable identité à ce gros bourgeois qui lui propose de rénover l’étage de son appartement, puis, très satisfait de son travail, de gérer de sa briqueterie. Zina s’amourache même du beau réparateur dont les traits ne rappellent en rien l’origine sémite.
Yakov n’est pas à l’aise dans le mensonge : il vit dans un quartier interdit aux Juifs sous une fausse identité, et les ouvriers qu’il est chargé de surveiller (Lebedev les soupçonne de vol) ne le portent pas dans leur cœur. Mais enfin, il vit de son travail et mange à sa faim. C’est alors que tout bascule : sur dénonciation, il est arrêté et son identité juive dévoilée. C’est d’abord le seul crime qu’un tolérant juge d’instruction lui impute. Mais bientôt, il est accusé de bien pire : un garçon de douze ans a été retrouvé assassiné, lardé de coups de couteau, dans une grotte proche de la briqueterie. Yakov est dès lors accusé de meurtre rituel : il a assassiné l’enfant pour récolter son sang et préparer la Pâque juive avec ses coreligionnaires.
Les témoignages s’accumulent contre Yakov qui est emprisonné, mis au secret puis enchainé sans jamais être officiellement accusé. Et sans acte d’accusation, il ne peut bénéficier d’un avocat ni même être jugé. Il restera deux ans et demi en prison dans la plus grande misère, sans voir personne d’autre que ses gardiens, sans sortir, sans pouvoir lire ni écrire. Pour briser sa détermination à se dire innocent, on tente de l’empoisonner, on l’humilie en lui faisant subir jusqu’à six fouilles quotidiennes, jusqu’au plus intime.
Dans la Russie ancestrale, à Kiev, « cité médiévale farcie de superstition et de mysticisme« , Yakov a commis l’erreur par trois fois de ne pas rester à sa place : il a quitté son shtelt, lieu de résidence obligatoire, il a entrepris de s’éduquer lui-même (en lisant Spinoza) et il se déclare athée et libre-penseur. Car s’il est Juif de naissance, Yakov ne pratique pas et ne croit même pas en Dieu… Dans un régime autocratique, ainsi sortir du cadre ne peut que relever de l’anarchie ; l’antisémitisme fait le reste.
La quatrième de couverture de cette réédition de L’homme de Kiev évoque Franz Kafka et Joseph Roth. J’y ajouterai Dostoïevski, rien de moins. Pour la Russie bien sûr, mais surtout pour l’impitoyable destin d’un homme torturé, pour une plongée dans une âme décrite avec une minutie et un réalisme sidérants. La misère du quotidien, l’implacable bureaucratie, les fonctionnaires nantis et arrivistes, le petit peuple.
L’homme de Kiev est une dénonciation des superstitions nées d’une part de l’ignorance, d’autre part de la volonté d’entretenir la figure du bouc émissaire ; une dénonciation aussi des rigidités sociales nées du régime tsariste et de la bureaucratie ; une démonstration enfin d’existentialisme à travers Yakov dont le destin est le fruit de ses propres choix, s’étant lui-même (et pour son malheur) affranchi de l’existence de Dieu. Malgré l’enfermement, il reste libre : libre de ne pas mourir, libre de ne pas se déclarer coupable, libre de rester Yakov Shepsovitch Bok.
L’homme de Kiev
Bernard Malamud traduit de l’anglais par Solange et Georges de Lalène
Rivages (Rivages poche), 2015
ISBN : 978-2-7436-29649 – 427 pages – 10 €
The Fixer, parution aux Etats-Unis : 1966
Tu m’attires vers une période qui explique tellement d’événements d’aujourd’hui. Je ne connaissais pas ce livre que jaimerais lire , et dis moi il sauve sa vie?
Ah, mais je ne dirai rien ! Et me voilà carrément ravie que tu aies déjà envie d’en savoir plus sur le destin de ce pauvre Yakov…
Ho dis donc, j’avais oublié ce livre et en lisant ton billet, tout m’est revenu ! Pourtant je l’ai lu il y a très longtemps ! C’est chouette de voir des bons livres réédités, mis en avant ainsi !
Je crois que ce livre va me marquer durablement. Plus je lisais et plus je me demandais comment il était possible que je m’agrippe au destin de cet homme tellement loin et différent de moi. J’ai été proprement happée par ce livre et cette écriture qui sait à ce point s’emparer du lecteur.
J’ai vu récemment que l’on rééditait plusieurs livres de cet auteur, il faudra que j’en découvre au moins un.
Il y a pas mal d’éditeurs français qui rééditent ou font retraduire de grands auteurs américains plus ou moins méconnus : c’est vraiment une excellente initiative, ça les remet sur le devant de la scène et pour une grande partie, ils n’ont pas vieilli, c’est à ça aussi qu’on reconnait les grands livres.
Cette réédition signalée dans le dernier numéro du magazine LIRE m’a tapé dans l’oeil et je me promets de lire ce bouquin… ne serait-ce que pour découvrir cet écrivain.
Oui, il faut vraiment (re)découvrir Malamud et ces rééditions (je crois qu’il y en aura aussi en 2016) sont vraiment la meilleure façon de le faire : de beaux livres tout neufs, c’est toujours mieux que de vieux poussiéreux, et certaines traductions sont revisitées.
Et hop, un passage en librairie cet après-midi, et hop dans le sac, et voilà qui est fait ! merci !
Comme je l’ai écris plus bas il est aussi dans ma PAL… intéressée par une LC ?
Eh ben ça, c’est efficace ! je crois que tu as une proposition de LC 😉
Tu ne t’étonneras pas d’apprendre que l’édition Seuil, 1967, est dans les trésors du magasin de la bibli de R. Je viens d’en faire sortir Le mur invisible, et un Pérec.
Noté!
Si un jour il y a une médaille à remettre ce sera à la bib de Romo !!
Pour une raison que j’ignore, là bas on garde (sauf les documents obsolètes, bien sûr). Ce qui leur évite finalement de racheter quand quelques décennies plus tard le livre réapparait…
tu titilles ma curiosité. Malheureusement, il n’est pas à la bibliothèque. D’autres ouvrages de cet auteur y sont présents, je pense que je vais en retenir un pour le découvrir.
Merci d’élargir mon horizon
Tu devrais leur suggérer de l’acheter, c’est l’occasion avec cette réédition dont je pense on parle pas mal dans la presse.
Deux livres réédités d’un seul coup je vais faire comme toi et me laisser prendre à ce roman dont j’ai lu grand bien et que manifestement tu confirmes avec ton billet
Je l’ai acheté plus part curiosité, pour combler un vide dans mes connaissance : je ne pensais vraiment pas le destin d’un pauvre réparateur juif de Kiev allait autant me concerner…
Je me le suis procurée en début de semaine…
Ton billet me donne envie de le commencer tout de suite : le sujet, l’âme torturée, Dostoïevski…. je suis sûre d’être conquise !
Attends le week-end parce que tu ne pourras pas le lâcher !
Oh, mais je vois que les méthodes d’emprisonnement et de non respect des droits de l’homme n’a pas beaucoup changé en Russie depuis le début du XX ème siècle. Un livre à découvrir donc.
Ce qui fait de L’homme de Kiev un roman intemporel et malheureusement universel…
Vu l’adaptation ciné (avec Alan Bates ) il y a un sacré bon bout sans pourtant savoir que c’était une adaptation. (Honte à moi). Je note en me croisant les doigts de le trouver.
Et moi je ne savais pas qu’il existait une adaptation. Je ne sais pas quel en est ton souvenir mais ça doit être terriblement difficile d’adapter un roman tel que celui-là, essentiellement psychologique…
Bonjour,
« L’homme de Kiev », c’était le film que nous étions en train de regarder à la télé dans l’émission « Les dossiers de l’écran » quand un bandeau en bas de l’écran a annoncé la mort du président Georges Pompidou.
Inoubliable en effet… Je me souviens très bien des « Dossiers de l’écran » (pas de la mort de Pompidou par contre…) et même de certains films (« Le vieux fusil ») voire même de certaines scènes dans des films dont j’ai oublié le titre mais très marquantes, en particulier sur les enfants maltraités.
Intéressant, très très intéressant ! Voilà qui sent la pépite ! Noté. A voir si je ne vais pas rejoindre les autres pour une LC.^^
Tous fans de Malamud ! 😀
Un homme qui me tente, qu’il vienne de Kiev ou d’ailleurs.
Merci pour cette découverte Sandrine. C’est un très bon beau livre (très pudique je trouve) dont l’intemporalité fait froid dans le dos.