Ils sont partis la fleur au fusil, dit la légende nationale. S’ils sont si vite partis, c’est qu’ils avaient surtout hâte de rentrer, d’être là pour les moissons, au pire pour Noël. Mais d’autres sont restés. Parmi ceux-ci, Maurice Ravel fut certainement l’un des rares à ne pas s’en féliciter. Le service militaire n’avait déjà pas voulu de lui en 1895 : trop faible constitution. En 1914, il est réformé car trop chétif, quarante-huit kilos pour un mètre soixante et un, ce n’est assez pour faire un soldat. S’il n’a pas la carrure, Maurice Ravel a l’entêtement : d’août 1914 à mars 1916, le déjà célèbre musicien n’aura de cesse d’être engagé.
Dans la vie qu’il aimait, dès son engagement rejeté, s’étaient glissés une imperceptible angoisse, un regret, un vide, un léger dégoût des choses. Tout plaisir lui paraissait amer et la lumière du matin plus si neuve depuis l’entrée en guerre. Cette ternissure ne se nommait pas. Il l’éprouvait comme une honte, un déshonneur. Le drap de ses costumes à ses doigts d’ajourné était bien trop souple et léger, son pain trop blanc, ses chaussures trop brillantes. Cette vie sûre et confortable, qu’il avait tant désirée autrefois, qu’il avait patiemment aménagée, lui pesait.
Quand s’ouvre Les Forêts de Ravel, il se trouve enfin non loin de Verdun, il a quarante et un ans. Engagé volontaire, il a rejoint un régiment de service auxiliaire qui lui permet de conduire des camions qui en dépannent d’autres. Jamais pourtant ne le quitte le sentiment de ne pas être assez utile. Il parvient à intégrer une unité de transport entre Bar-le-Duc et Verdun. Sur la Voie sacrée il convoie hommes et matériel puisqu’on ne veut toujours pas de lui comme brancardier (lui qui se rêvait aviateur…).
Quand les circonstances le renvoient à l’arrière, il se morfond, l’inaction ne lui vaut rien. Il finit par être opéré d’une péritonite puis réformé. La mort de sa mère puis la fin de la guerre le voient s’enfoncer dans la solitude. Il part vivre seul en Ardèche pour échapper au monde. Il compose mais sa célébrité le rattrape et c’est à Montford l’Amaury qu’il trouvera le calme.
C’est en m’intéressant à l’œuvre de Maurice Genevoix que j’ai découvert Michel Bernard, grand spécialiste de cet écrivain-combattant. S’il n’est lui-même pas musicien, il est certainement mélomane car ce roman décline comme une petite musique douce et triste qui dessine un pan méconnu de la vie du grand compositeur. Dépourvu de dialogues, Les forêts de Ravel est plus un livre d’émotions et de sensations, le récit d’une sensibilité bouleversée par la guerre. Aux bruits des canons Michel Bernard privilégie celui de leur écho qui s’immisce en chacun des soldats pour ne plus jamais les quitter.
Quand Ravel compose Le concerto pour la main gauche pour un soldat musicien devenu manchot, c’est aussi pour rendre hommage à tous les autres, ceux qui sont morts et ceux qui ont laissé quelque chose d’eux-mêmes sur les champs de bataille. A travers son art, Maurice Ravel sublime le souvenir et la douleur et porte témoignage au-delà de sa propre personne. La belle langue discrète et poétique de Michel Bernard accompagne mélodieusement les quelques dernières années de celui qui a refusé « de poursuivre son existence comme avant, alors que des millions d’autres hommes, riches ou humbles, humbles surtout, avaient été mobilisés pour défendre le pays« .
Michel Bernard sur Tête de lecture
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Les forêts de Ravel
Michel Bernard
La Table ronde, 2015
ISBN : 978-2-7103-7607-1 – 170 pages – 16 €
Quel beau billet, il donne très envie de lire ce livre . La musique de Ravel, je l’ai découverte assez tard , quand j étais jeune je ne l’aimais pas, et maintenant que je suis beaucoup moins jeune , elle me ravit.
Il y a un âge pour tout 🙂
C’est un livre qui me tente beaucoup, encore plus avec ce que tu dis de l’écriture.
Tu dois savoir, depuis le temps que tu fréquentes ici, que je me méfie comme du diable des écritures dites poétiques : j’ai vite fait de les trouver maniérées. A vrai dire, je suis aussi insensible à la poésie qu’à la nature, je crois. C’est pourquoi j’ai qualifié le style de Michel Bernard de « discret et poétique » : il n’en fait pas trop, j’aurais pu écrire « humblement poétique », mais il pouvait être diversement interprété, mais c’est aussi ça.
Je n’ai qu’un mot à dire : je VEUX ce livre !! (je kiffe Maurice Ravel)
C’est un livre voyageur : si tu connais Zazy…
Pour rester vraiment dans ton sujet, tu peux écouter Le tombeau de Couperin…
Merci pour ce conseil !
Un livre à connotation autobiographique avec une pointe de poésie et une notion historique, ça m’intéresse !
C’est un beau roman que je te conseille 😉
Un compositeur que j’apprécie, mais il est vrai que je ne connais rien de sa vie.
J’ai aimé ce livre et j’apprécie beaucoup ton commentaire
Encore merci de m’avoir mise sur la voie de ce livre, et pour le prêt, bien sûr !
Aucune problème pour une prochaine fois, n’hésite pas à ma demander
Je viens du billet sur Michel Bernard et Jeanne d’Arc, mais je crois que celui-ci me parle plus. D’après les trois titres que tu as chroniqués, c’est un auteur qui aime se colleter avec l’histoire !
Oui, mais sa voix à lui est tout à fait particulière, il ne choisit jamais la fresque, toujours le récit intimiste et toujours sans dialogues (ça me sidère toujours, qu’on puisse donner autant de vie à des personnages sans discours direct…).