Benyomen Lerner, jeune Juif polonais a déjà passé neuf mois au front quand survient l’ordre de trop : las de la discipline militaire, il déserte l’armée russe, alors alliée de la France puisque nous sommes en 1915. Il se réfugie chez son oncle et sa tante à Varsovie, où il retrouve également sa cousine Gnendel : les deux jeunes gens se connaissent bien puisqu’orphelin, Benyomen a été élevé avec elle. Mais Borekh Josef, son père, a des projets de mariage pour sa fille : il entend la voir épouser le vieux Yekl Karlover qui le mène par le bout du nez. A cause de ses initiatives malheureuses, Josef a perdu tout son patrimoine, y compris ses terres et c’est contraint qu’il s’est installé à Varsovie.
Benyomen ne supporte pas longtemps cette famille et quitte la maison. Déserteur, il doit se cacher et mène une vie de misère. Quand les Allemands chassent les Russes et prennent Varsovie en 1915, Benyomen se fait embaucher sur le chantier de reconstruction d’un pont sur la Vistule. Il est enthousiaste à l’idée de travailler à de grands travaux, mais on lui fait tirer des troncs d’arbres comme une bête de somme. Sur le chantier, en raison de la guerre, les conditions de travail sont épouvantables. Les Allemands entretiennent la haine entre Juifs, Polonais et prisonniers russes. Les rivalités entre ouvriers sont nombreuses et cruelles, aucune solidarité n’existe, même pas entre Juifs : les petits caïds juifs se liguent contre les hassidim, l’un d’entre eux en particulier, très religieux qui devient leur bouc-émissaire.
Avec un autre ouvrier, il décide de fomenter une rébellion contre les Allemands. Grâce à son charisme et à ses arguments, il s’acquiert Juifs et Polonais ; le docteur Grigori Davidovitch, tout acquis à la Révolution, s’allie les Russes. Le 1er janvier 1916, la révolte éclate sur le chantier et Benyomen s’enfuit. Il rejoint sa cousine Gnendel et tous deux vivent dans la misère jusqu’à ce qu’il rencontre un vieil ami, le riche Aaron Lvovitch qui ambitionne de créer un havre pour tous les réfugiés juifs chassés par la guerre. Mais la misère est grande en territoires occupés et plus grande encore la mauvaise volonté des Juifs qui ne savent que se plaindre, voler, mentir et ne rien faire. Benyomen et Gnendel rejoignent Aaron Lvovitch dans son immense et généreux projet : il fera le bonheur de ces gens malgré eux.
De fer et d’acier, publié en 1927 est inédit en français. Le cadre est celui du territoire de ce qui est aujourd’hui la Pologne mais qui à l’époque se trouvait partagé entre l’Allemagne (et son allié austro-hongrois) et la Russie. Le cadre pourrait nous sembler complexe, mais pour Benyomen, il n’y a pas de patrie : il aime Varsovie, déteste autant les Russes que les Allemands et cherche avant tout à sauver sa peau et à poursuivre son chemin. Ses expériences d’ouvrier sous le joug allemand puis de dirigeant de la « colonie » juive de Zaborovo témoignent de la situation des classes prolétaires à la veille de la révolution soviétique et surtout du comportement des Juifs.
Le riche Aaron Lvovitch est ce qu’on pourrait appeler un bienfaiteur : il veut aider son peuple, non pas en faisant la charité mais en lui donnant les moyens de subvenir à ses besoins. Et que constate-t-il ? Les Juifs ne veulent pas travailler, se disputent sans cesse, se dénoncent, se volent entre eux. Ils récriminent, se plaignent, détestent Aaron Lvovitch qu’ils accusent de les exploiter. Aucune solidarité ne règne entre eux, comme entre les ouvriers du pont qui ne cessent de s’accuser les uns les autres, de chercher chicanes et contestations.
Israël Joshua Singer, frère aîné d’Isaac Bashevis Singer, dresse dans son premier roman aux accents picaresques un portrait très contrasté de son pays et de son peuple. On n’est à l’évidence pas dans l’apitoiement mais dans le réalisme violent d’une situation sociale insupportable. En ça, Israël Joshua Singer emprunte au roman russe. Mais le plus sidérant est bien sûr le portrait que l’écrivain dresse des Juifs, à travers l’oncle de Benyomen, un idiot dont les initiatives ont fait sa ruine, du prétendant de Gnendel qui s’enrichit en trafiquant avec l’occupant russe puis avec l’occupant allemand, du Juif hassidim victime toujours souriante qui ne se défend jamais contre les ouvriers qui le font souffrir, et surtout des réfugiés d’Aaron Lvovitch, des fainéants profiteurs qui ne méritent pas le tiers de ce qu’on fait pour eux.
La colonie mise en place par Aaron Lvovitch et dirigée par Benoyem est une expérience sociale aux accents communistes où chacun travaille pour la communauté, se donne du mal pour tous. Expérience qui ne peut être valable que si l’individu comprend qu’il travaille pour le bien commun et qu’on lui apprend à aller au-delà de l’individualisme. Malgré cette prise de conscience, aucune expérience collective ne sera possible si les dirigeants œuvrent pour leur enrichissement et leur bien personnels.
Que faut-il comprendre de ce regard d’Israël Joshua Singer sur son peuple, pour le moins critique ? Que l’occupation et la guerre ont à ce point défiguré le pays qu’il n’est plus possible d’y vivre honnêtement et simplement ? Que les Juifs sont incapables de s’adapter, de se faire ouvriers ou travailleurs agricoles, que leurs particularismes sont cause de leur misère ? Je découvre cet auteur avec ce roman foisonnant et étonnant. A mille lieues d’une posture victimaire, il souligne l’attitude des Juifs passifs et attentistes qui contrastent avec la figure de Benyomen Lerner qui lui prend sa vie et son destin en main pour se sortir de toutes les situations.
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De fer et d’acier
Israël Joshua Singer traduit du yiddish par Monique Charbonnel-Grinhaus
Denoël (Denoël & d’Ailleurs), 2015
ISBN : 978-2-207-12504-5 – 399 pages – 23.90 €
Shtol un ayzn, première parution (en feuilleton, à New York) : 1927
Oui, c’est le frère de l’autre (que j’ai bien lu dans les années 80, j’aime beaucoup) mais j’ai hésité à me lancer dans ce roman!
C’est son premier roman (et pour moi le premier de lui que je lis) : j’ai lu ici et là que ce n’était pas le plus abouti, mais pour ma part, je le trouve déjà très fort.
j’avais lu « La famille Karnovski » il y a bien longtemps, et effectivement son regard était plutôt critique et il n’y allait pas avec le dos de la cuillère…
C’est le moins qu’on puisse dire… Malheureusement, je ne trouve pas grand-chose sur le net sur cet auteur et j’ai donc un peu de mal à savoir quelle est sa position et à l’évaluer, si ce point de vue sur les Juifs par les intellectuels juifs était courant…
c’est bien d’avoir un point de vue original sur une période où on a surtout l’habitude de plaindre les juifs victimes de l’antisémitisme et des pogroms , de montrer leurs défauts de l’intérieur pas par un antisémite c’est intéressant
Mais oui, c’est un des grands intérêts du livre. Je ne sais pas ce qu’il en est de ce genre de témoignage à cette époque, j’imagine qu’ils sont plus nombreux qu’on ne croit mais qu’on ne bénéficie pas toujours de traductions…
Tu me parles de la famille Singer je dis oui tout de suite ! J’aime vraiment beaucoup Isaac ! Ça n’a toutefois pas l’air d’être dans la même veine.
Le point de vue est ici sans complaisance, sans nostalgie aucune. C’est écrit avant le départ de la famille pour les USA.
Il propose un point de vue original.
Je crois en effet que sa voie est assez discordante.
J’aime beaucoup la façon dont tu présentes ce livre, qui parait, malgré le thème, assez original, tout en restant réaliste.
Ce que je trouve frustrant avec une telle lecture, c’est que ce livre est difficile à classer, voire à bien comprendre du fait du manque de repères. Difficile pour moi d’appréhender vraiment la littérature juive polonaise des années 1920. Je peux dire pourquoi aujourd’hui elle me surprend, mais c’est tout et c’est assez frustrant…