Épépé de Ferenc Karinthy

ÉpépéDepuis sa Hongrie natale, Budaï a pris l’avion pour se rendre à Helsinki. Il doit y participer à un congrès international de linguistiques. Étant lui-même linguiste, spécialisé en étymologie, parlant deux douzaines de langues, Budaï sera dans son milieu : un poisson dans son bocal. Sauf que rien ne se passe comme prévu…

Budaï débarque dans un aéroport comme tant d’autres, d’où il est immédiatement transporté vers un hôtel de centre-ville. Il se rend rapidement compte qu’il ne se trouve pas à Helsinki, ni même en Finlande : les gens ne parlent pas finnois, ni d’ailleurs aucune des très nombreuses langues maîtrisées par ce fin polyglotte. A la réception de l’hôtel, après une queue interminable, on lui prend son passeport et on lui attribue une chambre. Avant d’y arriver, il doit faire une autre interminable queue pour prendre l’ascenseur. Le cauchemar commence pour Budaï qui essaie de rationaliser.

Il s’assoit, ferme les yeux : tout cela n’est peut-être pas vrai, et il se trouve bel et bien à Helsinki ou encore chez lui, avant son départ. Ou bien, s’il est vraiment ici, on le sait et on viendra bientôt le chercher, on lui fera des excuses, on s’expliquera, tout s’éclaircira, tout s’arrangera. Plus qu’une minute ou deux peut-être, il n’a qu’à compter jusqu’à soixante, ou cent à la rigueur…

Une des caractéristiques de cette ville anonyme est la surpopulation : des gens partout, pressés, qui doivent cependant attendre leur tour pendant des heures devant le moindre comptoir, pour toutes les formalités de la vie courante. Impossible de contrevenir, encore moins de s’expliquer car il faut se rendre à l’évidence : la langue des autochtones est incompréhensible, même à Budaï. Elle lui échappe, les mots semble changer de sens et de prononciation, aucune des règles linguistiques connues ne s’applique ici. Budaï est désespérément seul dans cette fourmilière humaine.

Seule la jeune liftière semble faire preuve d’un semblant d’intérêt à son égard. Mais comment communiquer avec une personne dont il ne parvient même pas à prononcer le nom ? Bébé, Vévéd, Pépépé, Épépé, Tchétché… sons et mots lui échappent et l’isolent. C’est là tout le drame du roman de Ferenc Karinthy : l’incommunicabilité et l’isolement dans les grandes villes. Globalement familières (métro, hôtels, taxis, immeubles…), elles transforment l’être humain en individu pressé, sans chaleur ni attention.

Sans aucun dialogue, évidemment, l’écrivain hongrois plonge son lecteur dans le flot des pensées de Budaï via un discours rapporté qui se fait de plus en plus empathique. Quand s’ouvre Épépé, Budaï n’est qu’un homme pressé, en déplacement, habitué à son confort. Plus il est perdu, désemparé, plus le lecteur s’intéresse à lui et partage son triste sort. Par compassion, tous ceux qui se sont déjà perdus dans une grande ville s’identifient à ce linguiste en perdition, à cet homme somme toute banal qui va toucher le fond de la misère physique et psychologique.

De folles pensées l’assaillent ; son cerveau tourne à vide, il produit des fantasmes, des questions sans réponses les unes derrière les autres. Par exemple : est-il possible qu’il soit arrivé dans cette ville autrement que par un malentendu comme il l’a cru jusqu’ici ? Et si au moment de la correspondance ce n’était pas lui qui s’était trompé d’avion, et s’il avait été volontairement mal dirigé, autrement dit enlevé par quelqu’un ? Aurait-on mélangé un somnifère à son repas à bord pour qu’il ne soit pas en mesure de se faire une idée de la durée du vol ? Et depuis, n’est-il pas délibérément retenu sur place et empêché de retourner chez lui ? Par qui, pourquoi, dans quel but ?

On pense à Kafka en lisant Épépé, plus près de nous à L’Enquête de Philippe Claudel et à voir débarquer quelqu’un dans une ville inconnue et vite absurde, je ne peux oublier le film Norway of Life du Norvégien Jens Lien (2006) que je conseille à tous les spectateurs pas trop sensibles.

Épépé

Ferenc Karinthy traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy
Denoël (Denoël & d’Ailleurs), 1999
ISBN : 2-207-24837-2 – 282 pages – épuisé dans cette édition

Épépé, parution originale : 1970

21 Comments

    1. Epépé me semble être un classique que je n’ai découvert que très récemment, grâce à une allusion sur la blogo : il était temps…

  1. Epépé fait partie des lectures incontournables de tout lecteur curieux et vorace (et puis, hongrois, hop, ça ne mange pas de pain de découvrir cette littérature un peu plus) J’ai même poussé le bouchon jusqu’à lire Je dénonce l’humanité, d’un autre Karinthy…

  2. Tiens, le parallèle avec L’enquête ne m’étais pas venu à l’esprit, mais il est très juste. Je crois que ce qui m’a le plus marqué, dans ce roman, est cette impossibilité à communiquer, que j’avais trouver absolument cauchemardesque.
    Malheureusement, malgré son sujet intéressant, j’avais fini par ressentir de l’ennui à cette lecture, qui me donnait le sentiment de tourner en rond (même si je suis consciente que cela sert le propos du livre). De plus, je n’avais pas vraiment compris l’intérêt du dernier chapitre.

    1. Du coup, je te recommande le film que je cite, sauf si tu es sensible car c’est un film vraiment violent : le pauvre type finit mal… Tu préfères les fins heureuses, les fins explicatives, celles qui laissent dans le doute ?

      1. Mes goûts en matière de cinéma sont les mêmes que pour la littérature : j’aime quand c’est noir… et donc, je n’aime pas trop les « happy ends ». Explicatives ou ouvertes, peu importe, cela dépend surtout du reste du film !!
        En tous cas, tu me donnes envie de découvrir ce Norway of Life, dont je n’ai même jamais entendu parler…
        Je constate en relisant mon commentaire ci-dessus d’horribles coquilles … désolée !

  3. Ah qu’est-ce qu’il était bon ce livre ! D’une perfection anxiogène ! Je pensais m’en sortir pour ma PAL vu que je l’ai déjà lu, mais tu as attiré mon attention sur L’enquête de Philippe Claudel sur lequel il va falloir que je me penche de plus près, il me semble !

  4. A lire absolument! Le roman m’avait sidéré par son originalité et sa modernité par certains aspects, en plus, qu’un si bon roman soit écrit par un écrivain qui m’était complètement inconnu alors…

  5. Un peu long parfois, mais un bouquin inoubliable. Dans un genre approchant, je viens de finir Tout ce qui m’est arrivé après ma mort, de Ricardo Adolfo (Métailié)

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