En mai 1940 à l’aube de ses cinquante-six ans, Lion Feuchtwanger, Juif allemand vivant en France depuis sept ans, reçoit l’annonce de son internement. Depuis Sanary où il réside, il doit se rendre au camp situé aux Milles, près de Nîmes où sont internés d’autres Allemands opposés au nazisme.
Le gouvernement français craint alors beaucoup les espions infiltrés, et qui mieux que des Allemands pourraient espionner au profit du régime nazi ? Telle est la raison officielle. Lion Feuchtwanger pense quant à lui qu’on « voulait détourner l’attention des Français de ceux qui en réalité portaient la responsabilité des échecs et qui restaient intouchables« . Le célèbre critique et écrivain allemand n’est plus aussi dithyrambique envers cette France qu’il aime tant. C’est qu’il a déjà été interné une fois « par erreur » et qu’à présent il n’y a pour lui plus de doutes : le Diable en France c’est le je-m’en-foutisme…
Je ne crois pas que notre malheur soit dû à de mauvaises intentions de leur part, je ne crois pas que le diable auquel nous avons eu affaire en France en 1940 ait été un diable particulièrement pervers qui aurait pris un plaisir sadique à nous persécuter. Je crois plutôt que c’était le diable de la négligence, de l’inadvertance, du manque de générosité, du conformisme, de l’esprit de routine…
et la bureaucratie…
Si l’on voulait se rendre à Toulon, distante de huit kilomètres, pour aller chez le dentiste ou pour faire une course quelconque, il fallait remplir des formulaires, apporter des photos d’identité, indiquer les dates de naissance et de décès de ses parents, et ainsi de suite. Puis, dans le meilleur des cas, il fallait attendre dix jours pour obtenir son autorisation.
Il déteste chaque jour plus fort cette nonchalance française qui le rend impuissant. Il s’indigne, à juste titre, de tous ces opposants au nazisme qu’on enferme sans raison. Il y a même aux Milles des soldats de la Légion étrangère, des décorés et mutilés de la Grande Guerre qui se sont battus pour la France, d’anciens prisonniers des nazis à Dachau et Buchenwald…
Les hommes ne sont pas maltraités ou humiliés, ils ne sont pas même entravés. Ils sont regroupés, entassés de plus en plus nombreux (jusqu’à presque trois mille) dans une ancienne briqueterie que personne n’a pris soin de convertir en camp d’internement. Lion Feuchtwanger souffre de la promiscuité, de l’hygiène déplorable et de son impuissance devant la machine administrative française.
Les internés apprennent de loin en loin que l’armée allemande avance, que la Belgique a capitulé, que la France est envahie. Ils n’ont de cesse de demander leur évacuation : ils sont en grand danger si les nazis mettent la main sur eux. Pendant des jours et des jours, on leur fait miroiter un possible train pour quelque part, sans cesse ajourné. Quand il embarque enfin pour Bayonne dans des conditions terribles, c’est pour en revenir quelques jours plus tard. Mais alors, la situation a considérablement changé : la France a capitulé, les prisonniers antifascistes sont désormais à la merci d’un gouvernement français soucieux de plaire à l’occupant. Qui se soucie bien sûr de ces traitres de l’intérieur, opposants de la première heure.
Lion Feuchtwanger a plus à craindre que les autres en raison de sa notoriété et de sa virulence contre le régime hitlérien. Comble de l’ironie, son premier roman, Le Juif Süss considéré à sa sortie en 1925 comme un chef d’œuvre du roman allemand a été adapté ou plutôt détourné pour la propagande et est devenu un documentaire emblématique, considéré comme le paradigme de l’antisémitisme…
Lion Feuchtwanger s’échappera d’un autre camp des montagnes gardoises et rejoindra les États-Unis en octobre 1940. Malgré la conférence d’Evian qui refusait l’immigration aux Juifs, c’est grâce à sa notoriété et à l’intervention personnelle de Eleonore Roosvelt en sa faveur que Lion Feuchtwanger parvient à quitter la France par l’Espagne et le Portugal. Il ne raconte pas cette dernière partie de son périple. Car en 1942, quand Le Diable en France est publié, ce témoignage mettrait encore en danger bon nombre de personnes.
Ce texte se présente donc comme un témoignage exceptionnel sur l’attitude des Français face aux ressortissants supposés ennemis. Solution de facilité, négligence, irrespect : le je-m’en-foutisme que Lion Feuchtwanger, amer, pointe du doigt piétine allègrement la tolérance, l’humanisme et tout cet esprit des Lumières qu’appréciaient tant ces étrangers installés en France. Cette attitude en 1940 rappelle celle de 1914, quand la France interna en masse tous les ressortissants des pays ennemis, dont le francophile et hongrois Aladár Kuncz qui raconta son expérience de cinq ans d’emprisonnement dans Le monastère noir (billet à venir, un jour). Rien ne change, nul n’apprend de ses erreurs…
Le Diable en France
Lion Feuchtwanger traduit de l’allemand par Jean-Claude Capèle
Belfond, 1996
ISBN : 2-7144-3332-4 – 225 pages – épuisé dans cette édition
Der Teufel in Frankreich, première parution : 1942
J’ai visité le camp des Milles, c’est un endroit vraiment impressionnant (et instructif).
C’est bien qu’on puisse encore y avoir accès car les épisodes comme celui-là ne sont pas de ceux qu’on nous enseigne à l’école…
Est présent à la bibli de R, donc aucune excuse (noté !), ainsi que Le juif suss (je savais bien que le nom de l’auteur me disait quelque chose)(et dans ma PAL depuis des lustres, oui, ce bouquin n’est pas ce qu’on en a fait ensuite;..)
J’imagine comment cet homme devait être mortifié de ce que les nazis ont fait de son livre…
Ca ne me tente pas plus que ça. J’ai envie de lectures plus « fraiches » 🙂 Mais merci pour ta chronique
C’est un sujet assez grave, j’imagine facilement qu’on peut avoir envie de plus de légèreté pendant les vacances.
Je n’ai lu que Le juif Süss qui est l’emblème même du détournement à des fins idéologiques ! je note celui là pour le proposer en achat à ma médiathèque
Mon édition est ancienne mais je pense que Belfond a réédité. Pour ma part, je n’ai pas le Le Juif Süss mais j’ai vu des extraits de l’abominable film que les nazis en ont tiré…
Mon édition est ancienne mais je pense que Belfond a réédité. Pour ma part, je n’ai pas le Le Juif Süss mais j’ai vu des extraits de l’abominable film que les nazis en ont tiré…
Des lectures axées 39-45 en ce moment chez toi.
Assez oui + quelques BD dont je ne parle pas, pas le temps de faire des billets (c’est parfois plus long que de lire une BD !)