Il y a de trop nombreuses années, j’étais étudiante à l’université de Paris 13, à Villetaneuse. J’étudiais l’espagnol et devais opter pour quelques UV libres. Beaucoup choisissaient sport ou théâtre, pour faire des points facilement. A moi il fallait encore plus de littérature. Je me suis donc inscrite à une UV intitulée « L’autobiographie aujourd’hui ». Je n’ai jamais oublié et n’oublierai jamais Philippe Lejeune, de très loin le professeur le plus enthousiaste et le plus passionné que j’ai croisé dans ma longue carrière d’étudiante. Lui qui s’est vu « condamné à entrer dans le personnel de service de la littérature, à être prof », parlait avec des étoiles dans les yeux et un inamovible sourire de Jean-Jacques Rousseau, Annie Ernaux, Michel Leiris, Nathalie Sarraute… Nous avons composé des dossiers, j’ai découpé des dizaines d’articles dans les journaux et découvert avec bonheur un genre protéiforme. Je suis de loin en loin Philippe Lejeune qui depuis ce début des années 90 a publié de nombreux textes.
Vous remarquerez, vous qui me lisez, que pour introduire cet ouvrage intitulé Ecrire sa vie, j’expose ici un peu de la mienne, chose que je ne fais jamais…
Ecrire sa vie. Du pacte au patrimoine autobiographique se compose de cinq textes écrits par Philippe Lejeune et ici rassemblés, balisant rapidement sa trajectoire de chercheur. Dans « Itinéraire d’une recherche », il explique comment il est en venu à faire de l’autobiographie puis de l’écriture de soi son sujet d’étude. Avant lui, la critique se rangeait derrière l’avis d’Albert Thibaudet : « L’autobiographie est l’art de ceux qui ne sont pas artistes, le roman de ceux qui ne sont pas romanciers. » En dehors des grands classiques (Rousseau, Chateaubriand), personne n’étudiait ce genre. Philippe Lejeune décide de s’y intéresser, d’établir un corpus, et de le définir.
Une autobiographie, ce n’est pas un texte dans lequel quelqu’un dit la vérité sur soi, mais dans lequel quelqu’un de réel dit qu’il la dit.
Tel sont les termes du pacte autobiographique, formule qui ne quittera plus son auteur.
J’ai eu parfois l’impression d’être moins un théoricien qu’un publicitaire qui aurait eu une idée à succès, comme celui qui a inventé La Vache qui rit.
Philippe Lejeune s’intéresse dans un premier temps aux grands écrivains, dont les œuvres sont connues de tous. Puis il s’oriente vers le journal et ce qu’il appelle les écritures ordinaires, guidé par les textes de son arrière-grand-père. Il passe des grands hommes à « la vie ordinaire des inconnus », de l’Autobiographie aux écrits autobiographiques.
Alors qu’il me transmettait avec passion son goût pour Les Confessions, Les Mots, W ou le souvenir d’enfance, Philippe Lejeune fondait l’APA : l’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine Autobiographique. Située à Ambérieu-en-Bugey (près de Lyon), cette association militante a pour but de conserver et de lire les écrits autobiographiques de qui veut les lui confier. Depuis 1992, trois mille cinq cents textes ont été recueillis. Tous sont lus, indexés, classés ; la grande majorité (après accord de l’auteur) est disponible au public.
Dans le texte « Lire en sympathie », Philippe Lejeune explique le fonctionnement de cette association et son goût toujours vif pour le genre. Chaque mois, les textes reçus sont répartis entre les lecteurs bienveillants qui décident ainsi de sans cesse renouveler l’aventure. Le mois suivant, les textes sont discutés, jamais évalués. Le lecteur ne juge pas le texte, il s’en fait l’écho, pour d’autres. Les textes ainsi « échotés » sont donc décrits, indexés, catalogués afin d’être accessibles à d’autres lecteurs, essentiellement aujourd’hui des chercheurs (sociologues et historiens).
Dans « Du brouillon à l’œuvre », c’est l’aventure de la construction autobiographique que nous dévoile Philippe Lejeune. Il a en effet étudié les brouillons, textes antérieurs, notes et autres documents préparatoires à l’écriture de Nous autres à Vauquois de son parrain André Pézard, texte paru en juillet 1918. Une quête minutieuse qui le mène d’un dépôt d’archives à l’autre. Il dispose, entre autres, d’une correspondance entre Pézard et Norton Cru (grand pourfendeur de littérature !), dont une lettre de trente-huit pages, consacrée à son livre. Le sévère censeur a même annoté l’ouvrage.
C’est dans l’entretien avec Brigitte Diaz autour de son prochain ouvrage (Champion, 2016) Aux origines du journal personnel (France 1750-1815), qu’on sent intact l’enthousiasme du chercheur : encore et toujours, il fouille, il fait des découvertes et s’émerveille.
J’ai toujours l’impression que demain, je vais trouver la pièce manquante, le trésor, le couloir secret.
Et il y a encore beaucoup à faire car « on ne connaît quasiment rien par rapport à ce qui a existé. La plus grande partie s’est perdue, mais ce qui reste réserve encore bien des surprises. » Il y fait part des difficultés techniques rencontrées pour publier des écrits intimes : faut-il reproduire les fautes d’orthographe, la ponctuation ? Si une partie du texte est cryptée (sténo, langue étrangère…), qu’en faire ? Faut-il contextualiser le texte, éclaircir les allusions ? Et l’imprimé empêche la restitution des rituels d’écriture (supports, couleurs, marges…). Il avoue préférer les vrais journaux ceux où pulse « le grain fin de la vie » à ceux écrits pour être publiés et « épater la galerie » comme ceux des frères Goncourt ou de Jules Renard.
Le dernier article est consacré à l’ère du numérique : « l’évolution de l’autobiographie face aux nouveaux outils de communication ». Philippe Lejeune enquête depuis longtemps : entre octobre 1999 et mai 2000, il a suivi tous les cyberdiaristes francophones qui étaient alors au nombre de soixante-huit. Dès octobre 2000, ils étaient le double. Le genre présente ses contraintes :
… il y a beaucoup d’autocontrôle, un soin constant apporté à bien se présenter et à séduire, l’obligation d’écrire régulièrement sous peine de perdre son public, le dialogue direct ou indirect avec d’autres journaux, la constitution de petits cercles ou communautés…
Le journal n’est plus si intime ni si spontané. Aujourd’hui, il n’a jamais été plus simple de s’exposer sur Internet. Cependant, la pratique du journal intime sur support papier reste constante. C’est plutôt sur la transmission des écrits personnels à l’heure du numérique que Philippe Lejeune s’interroge : que transmettre de ces écrits dématérialisés.
A travers ces quelques textes, Philippe Lejeune confie et transmet son enthousiasme et sa curiosité, toujours entiers. En toute modestie, il creuse son sillon et donne à un genre peu académique l’importance qu’il mérite. Il l’a théorisé sans l’amidonner ou le rendre inaccessible à force de concepts. Pour tout ça, et pour cette année universitaire : merci monsieur Lejeune !
Voir L’autopacte, le site de Philippe Lejeune.
Ecrire sa vie. Du pacte au patrimoine autobiographique
Philippe Lejeune
Mauconduit, 2015
ISBN : 979-10-90566-17-0 – 120 pages – 13 €
Merci pour cette « ouverture » vers un domaine qui est, en effet, passionnant, mais considéré comme un genre mineur… Je vais aller voir de plus près le travail, de ce monsieur.
Ravie de te le faire découvrir. Je ne doute pas que sans le côtoyer, uniquement à travers ses écrits, on attrape le virus de l’autobiographie !
Je connais cette association, je suis déjà allée sur ce site, au conseil de mon fiston. Ce n’est pas très loin de chez moi, Ambérieu en Bugey.
Intéressant.
Je n’y suis jamais allée, mais je trouve l’idée de récolter les écrits de personne qui ne sont pas écrivains vraiment originale et stimulante. même si par ailleurs ça ne m’étonne pas tant que ça qu’ils ne récoltent pas énormément de textes par rapport à ce qui s’écrit dans l’intimité de son chez soi : le journal est souvent une pratique intime qui n’a pas lieu d’être dévoilée, même dans une association comme celle-ci, même après la mort…
les enseignants qui nous ont marqués ne sont pas si nombreux que cela , mais ceux qui ont su provoquer notre enthousiasme intellectuel sont à jamais dans notre mémoire, ils font partie de nous. Je crois que je vais lire ce livre pour ce simple plaisir d’une rencontre d’un homme honnête dans son travail universitaire et qui a su donner le goût des livres à ses étudiants.
Il y en a dans ma mémoire un ou deux autres, dont un autre prof de fac et auteur : Alain Viala. Ceci dit, le physique très avantageux de ce dernier n’est certainement pas étranger à cette impression durable 😀
bien sûr que je connais P. Lejeune! 🙂 Mais cette « Ville de l’autobiographie » m’intrigue!
Je ne sais si tu l’as fréquenté mais je crois que si on assistait quelques fois à ses cours, on ne l’oubliait pas !
J’entends régulièrement parler de cette association, tu as raison d’en parler ici et de mettre en avant le travail de Philippe Lejeune, j’espère trouver son livre dans mon réseau de médiathèques.
Celui-ci est assez récent et se présente comme un recueil d’articles, mais je suis sûre qu’il y a bien d’autres textes de Lejeune dans ton réseau.
l’autobiographie me fait peur et me fait fuir. Surtout depuis que de « jeunes vedettes » publient leur autobiographie !!
En effet, il y a de quoi fuir ! Mai ce n’est pas de ce genre d’autobiographies dont s’occupe Philippe Lejeune. Le minimum, c’est que l’auteur annoncé ait en effet écrit le livre 😉
Oh je n’ai pas oublié ton enthousiasme à parler de ce professeur, et voilà son livre;..la bibli possède plein de ses oeuvres (mais évidemment pas celui que tu présentes; lequel me conseilles-tu alors?)
Pour Ambérieu, je vois où c’est (pas loin d’où habites Charles Juliet) mais j’ignorais cette histoire de ville de l’autobiographie.
Merci!
La base, c’est Le pacte autobiographique, mais il a écrit beaucoup depuis. Le moi des demoiselles sur les journaux intimes de jeunes filles aux 19e siècle est touchant et intéressant. On peut lire déjà plein d’articles sur son site, notamment dans son projet autour des origines du journal personnel en France.
J’ai note Pour l’autobiographie. (il n’y a pas le pacte autobiographique, le moi des demoiselles, si) Mais l’idée est de connaitre déjà le nom de l’auteur, et de voir en fonction du livre.
Merci pour ce billet si complet, très intéressant et merci de t’être livrée un peu toi-même ! Je pense à quelques auteurs contemporains dont les textes sont passionnants (je ne connais vraiment pas assez les classiques du genre).
Je sens repoindre en moi un goût pour les écrits autobiographiques. Pas forcément des auteurs très connus, mais après avoir récemment fait de très bonnes pioches avec Etgar Keret et Arno Geiger, je sens que je vais poursuivre dans cette voie.
Voilà un livre qui me tente bien, surtout s’il passe en revue tous les travaux de Philippe Lejeune. Mai j’aurais bien aimé en savoir plus sur le journal numérique,car j’ai l’impression que les journaux personnels en ligne ont presque disparu, non ? Ou alors c’est qu’ils sont difficiles à repérer. Mais peut-être que le journal personnel en général ne correspond plus trop au rythme de la vie actuelle…
Bonjour Anna,
Philippe Lejeune dit dans ce recueil que les diaristes (papier) sont toujours aussi nombreux. Et aussi cachés pour ceux qui neveulent pas dévoiler leur pratique. Pour ce qui est de la pratique sur Internet, il a écrit un ouvrage, Cher écran, et voici en lien un article publié sur son site. Bonne lecture !
Merci pour le lien. J’ai lu Cher écran, mais ça date déjà un peu (internet a beaucoup changé en 15 ans) et c’est pourquoi je me demandais où en était ce phénomène qui émergeait à l’époque. Je vais certainement me procurer ce recueil !
Quelle chance de l’avoir eu en cours !
Oui. Je ne m’en rendais pas vraiment compte à l’époque, quand j’ai choisi son UV, je ne le connaissais pas même si Le pacte autobiographique avait déjà près de 15 ans. Mais après, quand je me suis intéressée au genre, j’ai constaté que son nom était partout. Et l’est encore.
Tu en parles tellement bien que j’ai envie de découvrir cet ouvrage. Tu as beaucoup de chance d’avoir suivi ses cours !
Je me sentirai vraiment chanceuse quand ceux qui ne le connaissent pas encore le découvriront à la suite de ce billet et décideront effectivement de le lire 😉
Tu m’as fait pensé à un de mes professeurs d’Histoire Médiévale qui était aussi un passionné. Je buvais ses paroles durant ses cours.
J’aime beaucoup le genre « autobiographie » et il est ici traité de manière intéressante.
Ce sont des profs comme ça qui décident parfois d’une orientation et donc d’un avenir…
Cette publication m’a totalement échappé ! Merci pour cet article. C’est un sujet absolument passionnant, et me replonger dans les écrits de Philippe Lejeune me rappellera, comme à toi, mes années d’étudiante, même si je n’ai pas eu la chance que tu as eue d’assister à ses cours (les enseignants de Paris VII encourageaient à sa lecture 😉
J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce recueil et ensuite à rédiger ce billet car mon admiration pour Philippe Lejeune n’a jamais faibli et que c’est ainsi une bonne occasion de la dévoiler pour la partager. C’est un homme discret qui a le savoir enthousiaste et beaucoup d’humour : tout ce que j’apprécie…