Orfeo de Richard Powers

OrfeoTout commence avec le septuagénaire Peter Els, qui appelle le 911 : sa chienne vient de faire une attaque, elle est morte. La police débarque chez lui et jetant un oeil, découvre son laboratoire de chimiste amateur. On lui envoie la Sécurité intérieure. Puis un matin, de retour de sa promenade, il constate que la police et des hommes en capuches et combinaisons ont investi sa maison. Qu’ils sont en train de la vider. Commence alors pour Peter Els une longue cavale dans la peau d’un bioterroriste recherché dans tout le pays : les microorganismes pathogènes qu’il cultive dans son labo ont déjà fait neuf morts…

Peter pourtant n’en veut pas à la sureté de l’État, pas plus qu’au reste de la population. Il est musicien et à travers de vastes flashback, Richard Powers nous raconte son histoire, l’histoire d’un scientifique devenu musicien. Un musicien avant-gardiste, qui traverse le XXe siècle de l’innovation et de la dissonance et dont les œuvres n’intéressent pas grand monde. Un artiste incompris en quelque sorte qui a trente-neuf ans décore des gâteaux dans une pâtisserie new-yorkaise pour gagner sa vie. Puis part vivre seul dans une forêt du New Hampshire pendant dix ans. Il finira par écrire son grand œuvre, dont il interdira l’exécution. Ce n’est que devenu vieux qu’il retournera vers ses premières amours chimiques et tentera une expérience à l’origine de sa cavale.

Orfeo est un livre d’une grande richesse. Page après page, Richard Powers construit la personnalité de Peter Els, homme de science et de musique, comme lui. Ce qui domine au final, ce sont le désarroi et l’incompréhension. Au crépuscule de sa vie, Peter a beaucoup expérimenté mais se sent démuni : au moment où il tente la fusion entre science et musique, le monde à nouveau ne le comprend pas. Ce monde paranoïaque, hyper-sécuritaire, alarmiste.

Le personnage de Peter Els est le fil conducteur d’un roman qui pourra donner du fil à retordre à son lecteur. Les connaissances de Richard Powers en matière musicale sont vastes, très vastes, et ses références nombreuses. Il décrit certains morceaux comme s’il les voyait, il nous en transmet sa vision. Sur des pages et des pages, il décrit la musique : c’est parfois ardu, le langage est à la fois technique et poétique. L’auteur parvient à humaniser ce processus de création : un des passages les plus saisissants du roman est sans doute celui où il décrit la création et la première représentation du Quatuor pour la fin des temps d’Olivier Messiaen au stalag VIII A de Görlitz en 1941.

Il est beaucoup question de Mahler (avec les Kindertotenlieder), mais aussi de John Cage, Harry Partch et même de Lady Gaga. Une playlist existe d’ores et déjà sur Spotify et elle contient quatre cents titres : Orfeo est un livre qui se lit en musique…

Et parce qu’il est grand, Richard Powers peut même être drôle, par exemple quand il décrit Peter, ligoté par son frère Paul qui le force à écouter du rock (auquel il est bien sûr insensible).

Dans Le Temps où nous chantions, l’écrivain américain s’est déjà intéressé à la musique. Avec Orfeo, balayant l’histoire de la musique contemporaine, il interroge les pratiques les plus actuelles de production et d’écoute. Et crée une figure d’artiste qui se condamne à la solitude, voire à l’ostracisme.

Richard Powers sur Tête de lecture

 

Orfeo

Richard Powers traduit de l’anglais par Jean-Yves Pellegrin
Le cherche midi (Lot 49), 2015
ISBN : 978-2-7491-3365-2 – 426 pages – 22 €

Orfeo, parution aux Etats-Unis : 2014

 

37 commentaires sur “Orfeo de Richard Powers

  1. Ah cette playlist, je ne connaissais pas!
    J’aurais eu l’occasion d’écouter ce quatuor à chambord cet été mais un passage sur internet m’a laissée interloquée (c’est spécial) et finalement, pas trop de regrets de l’avoir raté.
    Powers est très bon quand il nous fait pénétrer dans la tête du compositeur ou de l’auditeur, il faudrait écouter ces Kindertotenlieder en lisant son livre. J’ai commencé avec le Steve Reich, mais ai été absolument épatée par cette musique « écoutable » et même plus que ça!
    Un roman qui donne envie d’écouter de la musique, c’est bien, non?

    1. J’ai écouté tout le Quatuor en lisant, et bien d’autres morceaux, que peut-être je ne réécouterai pas pour certains, mais quelle richesse ! Pas comme d’autres qui nous assomment avec leur culture 😉

  2. J’ai fait hier soir mes premiers repérages de rentrée dans une librairie et j’ai été surprise de voir ce roman de Powers au rayon Polars. Tu trouves ce classement justifié ?

    1. C’est un choix surprenant… Le personnage principal part en cavale pour échapper à la police, mais le principal se situe dans le récit de ses souvenirs, soixante-dix années durant lesquelles il n’a même pas écopé d’une contravention pour mauvais stationnement… C’est peut-être pour lui donner plus de visibilité…

  3. La façon dont il parlait de musique sans « le temps où » était assez éblouissante, même s’il est assez ardu de parler de ce qu’on ressent lorsqu’on interprète ou qu’on écoute de la musique… Powers est vraiment passionné des rapports entre notre câblerie neuronale et nos émotions

    1. Oui, et ça n’est vraiment pas évident. J’ai parfois été perdue car je ne connais pas assez cette musique, et même la musique en général. C’est bien simple : j’envisage tout à fait ma vie sans musique (pardon Mick !). Et pourtant, Richard Powers a su m’intéresser à cette histoire…

  4. Quel que soit le thème de ses romans, Powers est un écrivain exigeant avec ses lecteurs. Je ne suis pas spécialement versé dans la musique expérimentale mais j’apprécie Pärt, Cage et Reich (beaucoup moins Messiaen) donc ce nouvel opus devrait me plaire, d’autant plus si je lui trouve certains échos avec Le temps où nous chantions qui reste pour moi un « must read ».
    Dommage qu’il faille ouvrir un compte (même gratuit) chez Spotify pour pouvoir écouter la playlist.

    1. Je suis d’accord sur ta dernière remarque. Mais si tu n’es pas encore au courant, il ne sera (ou peut-être n’est déjà plus) nécessaire d’avoir un compte Google+ pour commenter sur Youtube : ça aussi c’était une belle arnaque !

  5. et de deux , déjà Keisha m’avait tentée et voilà que tu en rajoutes, je connais bien cet auteur je ne m’attends pas à une lecture facile mais à un vrai plaisir comme tu le décris si bien

    1. Keisha a bien plus lu Powers que moi, et certainement mieux : son esprit scientifique à elle s’accorde bien mieux avec le sien.

    1. Généralement on recommande Le temps où nous chantions, mais c’est carrément un pavé et son épaisseur peut rebuter pour un début. Dans ma PAL, j’ai aussi Générosité (on aurait trouvé le gène du bonheur…) : c’est un gros livre aussi (un peu moins gros que Le temps où nous chantions) et si tu veux, on peut s’en faire une lecture commune d’ici la fin de l’année si le sujet te tente. On s’aidera mutuellement si le poids de la science se fait trop lourd 😉

    1. Il est aussi pointu en musique qu’en science : ce type est impressionnant. Il parvient à s’attacher des lecteurs qui ne sont ni scientifiques, ni musiciens…

      1. Oui,il est très puissant mais je trouve celui-ci bcp plus froid,correspondant à une vison de l’amour de la musique qui isole,tout le contraire de « au temps où nous chantions » où la musique rassemblait,était l’élément fédérateur de familles ou de minorités exploitées.Pareillement le premier était axé sur l’interprétation tandis que celui-ci s’intéresse à la création. Génial mais qui d’un point de vue affectif est très en deçà du premier tout en proposant une réflexion nouvelle sur la musique aux lecteurs du premier. Voili,voila,je tente de réussir à mettre cela sur papier de façon claire et le combat est loin d’être gagné.

  6. Comme j’ai Le Temps où nous chantions dans ma PAL depuis des années (et que je fais semblant de ne pas le voir depuis tout aussi longtemps), je vais sagement éviter toute nouvelle inscription Powers dans ma PAL… pour le moment en tous cas.

    1. Oh tu sais moi, je pratique ça sans y penser… j’ai un autre roman de Powers dans ma PAL et ça ne m’a pas empêchée de me jeter sur celui-là 🙂

  7. Hou Hou, le p’tit duc a été ensorcelé par ton billet… « C’est où qu’c’est la librairie la plus proche, c’est pour une urgence, siouplait. » 🙂 Merci à toi, @bientôt, Grybouille du « Léa Touch Book ».

  8. Comme je l’ai dis chez Keisha, moi, quand on me dit roman + musique, j’ai du mal à résister. Et pour ne rien gâcher, j’avais adoré « Le temps où nous chantions » (même si les autres romans de Powers ne me tentaient pas trop). Je le note donc, mais pas pour tout de suite.

    1. Je ne crois pas qu’il existe de mauvais Powers. Certains sont plus ardus que d’autres, d’autres plus secs (le monsieur ne fait guère dans le sentiment), mais enfin, c’est toujours bon…

  9. Pour le côté « Histoire de la musique contemporaine », limite que je bats des mains… mais des vilains virus… j’hésite. Est-ce que ça fait peur? (demande la grosse hypocondriaque pas vraiment guérie)

  10. Ce livre à l’instar des précédents et un pur moment de lecture, la poésie y côtoie l’érudition et il parle de notre société avec la sagesse d’un vieux maître . C’est une très belle écriture, une remarquable traduction et un sens du récit évident et souvent nouveau. Je recommande chaudement ce livre à tous les amoureux de la musique et de l’intelligence.

    1. Il est rare aujourd’hui de lire des auteurs qui sachent manier aussi littérairement le matériau scientifique (et même artistique ici dans le cas de la musique) sans tomber dans la complexe vulgarisation qui s’éloigne donc de la littérature. A mon avis, c’est un auteur qui n’est pas aussi connu qu’il le mériterait.
      Bienvenue ici Benoît !

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